miércoles, 8 de octubre de 2014

C.F. RAMUZ : UNE CERTAINE ÉTHIQUE DE L'ENVIRONNEMENT

Résumé


Dans des essais comme Taille de l’Homme (1933), Questions (1935) et Besoin de Grandeur (1937), Ramuz médite sur l’actualité, mais il parle également sur les rapports de l’homme avec la nature. Il dénonce, à sa manière, un certain manque d’« éthique environnementale » -bien que cette théorie philosophique fasse son apparition au début des années 70 du siècle dernier. Ramuz examine les rapports existants entre cet homme que les grands États modernes sont en train de créer et l’environnement en général. Il préconise, d’une part, le déséquilibre écologique existant de nos jours et, d’autre part, l’éloignement de l’homme moderne du monde naturel.

Dans cette communication, nous allons reprendre les Questions ramuziennes vis-à-vis de la nature et les analyser d’un point de vue écocritique, afin de montrer comment une certaine éthique environnementale s'élabore dans ses écrits. Certaines philosophies et traditions politiques comme le structuralisme, le modernisme, l'écologie ont débattu du problème du dualisme. Les hommes et l'environnement sont-ils deux choses séparées? Y en a-t-il une qui domine l'autre? On verra comment ces questions résonnent dans l’œuvre de C.F. Ramuz qui interroge sans relâche les rapports entre les hommes et la nature. Car les inquiétudes du poète sont devenues, plus que jamais, un sujet de vive actualité.



 Aujourd’hui, nous sommes réunis ici afin de donner un nouvel éclairage à l’œuvre essayiste de C.F. Ramuz. Je vais concentrer mon intervention sur trois de ses essais : Taille de l’Homme (1933), Questions (1935) et Besoin de Grandeur (1937), livres de méditations, où Ramuz annonce au siècle ses vérités, au nom d'une certaine sagesse qu'on ne saurait récuser parce qu'elle émane des sources de la vie même; mais livres témoins aussi d’une époque, les années trente du dernier siècle. En 1930, Ramuz fixe sa résidence à Pully, près de Lausanne, où il passera la dernière partie de sa vie ; c’est une période de stabilité personnelle mais aussi professionnelle, car sa place est également acquise dans les lettres suisses et françaises. C’est l’époque des essais, comme ceux qu’on vient de nommer et des textes autobiographiques, Découverte du monde (1939), en plus de romans tels que Derborence (1934), Le garçon savoyard (1936), Si le soleil ne revenait pas (1937).
Dans ses essais, écrits « dans une conjoncture de radicalisation politique », Ramuz médite sur l’actualité de son époque, sur la montée généralisée de l’extrême droite et de l’extrême gauche, qui donnera naissance à l’«hitlérisme», le «bolchevisme» et le «fascisme». L’auteur, qui aimait se présenter comme un homme «apolitique», réfléchit au monde à partir de son expérience d’homme ordinaire et de son point de vue de «poète», sans aucun engagement actif de sa part. Il avoue : « Si j’avais à me confesser, je dirais que j’ai pris parti, mais tantôt à gauche, tantôt à droite.» Certainement, les questions politiques intéressent profondément le poète, nous l’avons vu tout au long de ce congrès. Mais Ramuz touche également un sujet « moderne » qui surprend par rapport à son époque: le comportement de l’être humain face à la nature. C’est sur ce dernier aspect que nous allons parler à présent, car à sa manière, Ramuz dénonce un certain manque d’«éthique de l’environnement».

1. Réflexion morale sur la nature

Cette étude utilise une approche écologique ou environnementale de la littérature, connue sous le nom d’écocritique, qui a pris son essor dans les années quatre-vingt-dix du siècle dernier, notamment dans le monde anglo-saxon. L’écocritique est un mouvement qui combine les théories philosophiques, culturelles et littéraires. Elle se propose, d’une part, d’exposer et d’analyser les causes premières de la crise environnementale dans les expressions culturelles, développant chez le lecteur non seulement la connaissance et le respect à l'environnement, mais aussi les changements nécessaires dans leurs attitudes culturelles. Et d’autre part, elle suggère d’engager le lecteur à une réflexion d’ordre éthique, car elle part du principe que la littérature doit transmettre des idées et surtout des valeurs. D’un point de vue méthodologique, comme le remarque Ursula Heise (2006), l’écocritique se tient ensemble plus comme projet politique que comme théorie ou méthode. Sans pour autant se mettre d'accord sur la méthode à utiliser, l’écocritique s’est montrée interdisciplinaire dès le début, suivant le modèle des études féministes et des études culturelles, mais dans le but de décentrer l’humain et de défaire l’anthropocentrisme. Comment? L’écocritique prévient la société contre les risques potentiels qui la menacent, coopérant avec le texte et l'auteur pour que ce message écologique arrive à tous. C’est un outil valable car il est présent dans la littérature et également dans le travail de l'auteur, que ce soit consciemment ou non. L’écocritique considère « l’écriture et la forme même des textes comme une incitation à faire évoluer la pensée écologique, voire comme une expression de cette pensée »[1]. Depuis l’espace littéraire, la pensée écologique nous regarde bien plus directement, elle nous interpelle différemment à l’aide d’outils qui lui permettent de se faire plus rapidement présente dans notre esprit. Également, dans l’espace littéraire, les contraintes, les valeurs qui semblent impossibles à partager se réunissent et se réconcilient plus facilement (Suberchicot 99), ouvrant ainsi la voie à d’autres horizons que le terrain scientifique ne saurait couvrir, par exemple, les questions sociales.

La littérature est un domaine parmi bien d’autres qu’il faut analyser et comprendre, si on veut aborder des problèmes aussi complexes que la crise environnementale. Le philosophe Tzvetan Todorov dans son ouvrage La littérature en péril nous précise que “La littérature peut […] nous faire mieux comprendre le monde et nous aider à vivre […] Comme la philosophie, comme les sciences humaines, la littérature est pensée et connaissance du monde psychique et social que nous habitons (Todorov 72). Étant donné que l’écocritique étudie les rapports entre les êtres humains et l’environnement physique dans les œuvres littéraires (Glotfelty & Fromm 1996: xiii), elle permettra de mettre en valeur les propos et les pensées « écologistes » de notre auteur.

1.1. Qu’est-ce que c’est la nature ?
Ramuz a toujours considéré la nature comme un bien précieux et une source d’inspiration. La nature  a toujours été mêlée étroitement à sa vie et y a toujours joué un rôle actif (Questions 130). Mais quel est le vrai concept ramuzien de la nature ? Chez Ramuz, la nature comprend des paysages remplis de champs, de vignes, de bois, de vergers et de pâturages; il s’agit donc d’un paysage aménagé, cultivé depuis des lustres, d’une nature humanisée et humaine. Or, nous sommes bien loin des grands espaces naturels américains dont l’écocritique s’inspire et se nourrit. Il est important de reconnaître ces différences culturelles. C’est la raison par laquelle nous établirons des approches écocritiques qui tiennent compte des spécificités culturelles suisses, ou plutôt vaudoises. Comme l’affirme Ursula Heise, l’écocritique doit tenir compte du fait que chaque culture produit ses propres concepts de la nature, ses propres discours écologiques, ses propres rapports au milieu (Sense of place 60-61). En effet, les vastes prairies et déserts où l'homme blanc ne fait pas partie de l'écosystème, n’ont pas d'équivalent dans la littérature suisse. L'homme suisse n’a jamais connu des régions vraiment « sauvages » et il a une vision et une relation avec la nature très différente. Pourtant, il existe une affinité bien particulière avec la montagne.

La Suisse doit sa réputation à la splendeur de ses paysages (Besoin 265). Elle est richement dotée en montagnes et décors d'une extraordinaire somptuosité. De quelque côté que l'on se tourne, dans ces montagnes grandioses, les panoramas sont d'une beauté saisissante. L'homme solitaire et aventureux face à la «nature sauvage» se traduirait donc, chez Ramuz, par le paysan-berger isolé dans sa terrible montagne qui fait face aux caprices de la nature autour de lui (avalanches, chutes de pierres, glissements de terrain, etc.). Car « si la nature est partout violente, elle est ici à son comble de violence » (Besoin 282). Le poète ne s’est jamais laissé tromper par la beauté des montagnes suisses : elle est belle mais aussi méchante, nous rappelle dans « La Grande peur dans la montagne ». Evidemment, tous les romans consacrés à la montagne pourraient faire partie d’une ample étude écocritique, sous le thème d’une nature en colère contre la cupidité humaine. Mais ce n’est pas le sujet de cette intervention, revenons donc à notre question.

Ramuz est conscient de la grandeur de son « petit pays » et de cet environnement qui s’offre comme un cadeau au regard des suisses.  Voici comment l’on découvre la nature en Suisse selon l’auteur :

Ce que l’enfant, chez nous, voit en ouvrant les yeux, ce n’est ni la Tour Eiffel, ni le Louvre, dans le cadre de la fenêtre, mais bien quelque sommet isolé et pointu ou la longue façade bleue des Alpes de Savoie. C’est une autre espèce de grandeur et qui est en dehors de lui, à laquelle il n’est pour rien, ni ses pères, ni les pères de ses pères ; c’est un don qui lui est fait (Besoin 266).

Ce don, Ramuz en profitera toute sa vie. Depuis sa plus tendre enfance, il établit une relation spéciale avec cet environnement physique qui l’entoure. Il était capable de rencontrer la nature par le regard d'une fleur, par l'étonnement de la beauté d'un coucher de soleil, par une reconnaissance du lien de cœur avec un autre être dans la nature. Ramuz évoque la nature à la manière des Romantiques, comme un synonyme d’évasion « Ces fuites ? Ces évasions, pour reprendre un mot à la mode » (Besoin 131)[2], il en aura toujours besoin pour grandir « je me sentais comme augmenté, parce que je me sentais aimé alors et protégé » (Besoin 132). Ces rencontres devient de plus en plus profondes, de plus en plus intimes avec le temps et lui conduisent directement à une forme de bien-être et de bienfaisance. La nature ne semble pas seulement être le miroir de son état d’esprit, il y a quelque chose de beaucoup plus profond : une véritable communication, une circulation qui va de l’homme à la nature et de la nature à l’homme. En outre, cette communication entre l’auteur et la nature se déroule sous le signe d’une forte amitié réciproque: « il me semblait qu’elle me rendait cette amitié, et que, moi la connaissant, elle me connut, que moi, lui parlant, elle m’entendit » (Questions 131-132). L’auteur se penche sur la nature pour se mêler « étroitement à sa vie, à ses bêtes, à ses insectes, à toutes ces espèces de productions, attentif à ses mouvements secrets et à ses voix » (Questions 131-132). Il pratique ainsi, ce qu’on pourrait nommer, une communication sensitive, ou une certaine capacité de communiquer avec les autres êtres vivants sur terre, les animaux et les plantes. Voici l’explication qui nous donne en Découverte du Monde :

Il y a ce contact étroit de vous à ce qui vous entoure, car on est en communication étroite avec le sol, ce sol, c’est l’herbe ou de la terre ou des cailloux, il est résistant ou moelleux, dur ou tendre, et les choses ne sont pas vue de loin et à distance, mais on est dedans, on participe à elles (Découverte 84)

Ramuz ressent déjà que les éléments naturels sont importants, qu’ils peuvent lui en apporter beaucoup. L’écrivain est tout à fait conscient en ce moment qu’il fait partie de l’écosystème et qu’il est un avec tout ce qui vie. Il confirme ainsi la première des lois basiques de l’écologie formulées par Barry Communer en 1971 : tout est relié à tout le reste. Un sentiment d’appartenance, d’interdépendance se développe ainsi chez l’auteur :
Je réintégrais ma famille, me versant à nouveau à une espèce de sort commun, dont j’avais été détaché, à une vie universelle qui allait de la bête à moi, de l’arbre à moi, de la pierre à moi ; où il n’y avait plus de choses, où il n’y avait plus que des êtres, car tout prenait vie ; et tout s’animait d’une vie de plus en plus collective où ma propre personne finissait pour s’abolir (Questions 132).

Ramuz rejoint aussi l’une des idées fondamentales de l’éthique environnementale[3], celle qui nous rappelle que nous sommes liés à notre environnement avec lequel nous avons des relations d’interdépendance.

1.2. Qu’est-ce que l’homme par rapport à la nature ? 
Lorsque Ramuz réfléchit dans ses essais sur les rapports de l’homme et de la nature, il ressent une grande méfiance face à l’avenir. Dans Taille de l’Homme, l’écrivain critique l’exploitation d’une nature simplement devenue une source de matières premières, prêtes à être exploitées par l’homme, afin de satisfaire leurs besoins. « La nature est-elle autre chose pour lui, par exemple, que beaucoup de pétrole dont on n’a pas encore tiré  tout le parti qu’on aurait pu, ou d’immenses forces hydrauliques qu’il va s’agir d’utiliser, ou du blé considéré simplement comme moyen d’échange ? » (46). Nous n’oublions pas que cet écrit est, à la base, une dénonciation contre le bolchevisme. Cependant, Ramuz vise encore plus loin et considère que cette attitude n’est pas exclusive de l’idéologie communiste « car le monde entier semble en proie à cette même folie utilitaire ». À une époque où il n'était pas facile d'être si clairvoyant, l’écrivain préconisait déjà le déséquilibre écologique existant de nos jours : dès lors, la demande de ressources naturelles n’a cessé de croître. Le développement des pays émergents et la croissance démographique mondiale seraient, à présent, les causes principales de cette augmentation.

D’après l’auteur, les problèmes relatifs à l'environnement ont leur origine dans une  mauvaise attitude que l’homme adopte dans ses rapports avec la nature : celle d'un « profiteur », d'un « colonisateur », même d’un « conquérant » empiétant sur elle toujours d’avantage (TH, 44). Où sont donc les limites de l’homme ? Car la question se pose : « Il s’agirait de voir jusqu’à quel point vont aller nos pouvoirs, à nous, les hommes, car ils augmentent sans cesse, tandis que ceux de la nature diminuent d’autant. Voilà la grande question » (Questions 96). Il dénonce cette vision anthropocentriste où l’homme se considère au-dessus de la nature et pas dans la nature. La nature n’est donc pour l’homme qu’utilité et profit ? Elle n’existe que pour servir les intérêts des hommes ? C’est ainsi que Ramuz souligne la prédominance de la valeur économique sur les autres valeurs que la nature possède : l’esthétique ou l’écologique. Ramuz se positionne contre ce matérialisme utilitariste qui impose la machine face à l’outil, face au travail manuel. Cela serait, d’après lui, la première cause de rupture entre l’être humain et la nature, car il supprime chez l’homme « tout ce qui le met en contact étroit avec la nature », à savoir, ses mains et l’outil.

Le paysan ramuzien prend ici une place prépondérante et retient immédiatement l’attention de l’écocritique. Même si ces personnages ne datent pas d’hier, ils illustrent un rapport écologique très contemporain avec la Terre. Ramuz est convaincu que les paysans (qu'ils fussent ou non montagnards) offrent paradoxalement la meilleure figure d'une humanité vraiment universelle, puisqu'ils sont en contact permanent avec la nature éternelle. Il justifie ainsi ses choix : «Ceux qui vivent dans la nature se sentent aussi chaque jour "dépassés", et dépassés par elle en tout sens, dans ses dimensions, dans son mystère et dans sa toute-puissance, mais par là augmentés et ennoblis». « Paysan qu’est-ce que ça veut dire ? Nature, qu’est-ce que ça veut dire ? Paysan, nature : on sent bien que ces deux mots sont apparentes » (Questions 139). Le paysan chez Ramuz possède une grande capacité d’observation, il est patient et plein de sagesse « tu as été grand (d’une autre grandeur) et tu l’as prouvé » (Taille de l’Homme 65). Il professe un grand respect pour la nature environnante puisqu’il la craint; mais en même temps, il en profite pour apprendre sur elle, en l’interrogeant constamment : il y a un « courant de vie qui va de l’homme à la matière » (TDH 61). C’était, avant tout, sa première source d’inspiration, la seule garante véritable de leur pérennité. Il lui dérobe ainsi ses plus grands secrets, car le paysan d’antan utilisait des moyens que la propre nature lui donnait et qu’aujourd’hui on qualifierait d’écologiques : si la terre était trop maigre, il l’enrichissait avec du fumier (qui est encore une chose naturelle), ayant recours à des outils simples, qui ne sont « que le prolongement des bras et des jambes » (Questions 150), comme la fourche ou le râteau, ou recourant à l’animal qui est encore une force naturelle, quand ses propres forces ne suffisaient pas. Ces hommes-là gardaient un vrai contact avec les êtres et les choses existant en dehors d’eux-mêmes.

Ramuz parle avec regret du déclin de cette paysannerie : « Hèlas ! Peut-être bien que le paysan est une espèce d’homme qui est en train de disparaitre » (Taille de l’Homme, 62). Pour lui, c’est le commencement qui annonce la fin d’une époque : les rapports que l’homme avait avec la nature vont désormais être bouleversés à cause du progrès. La machine à moteur est entrée dans la vie du paysan, supplantant l’outil « le paysan a été et est encore essentiellement l’homme de l’outil, l’homme de ses mains, l’homme non spécialisé » (Taille de l’homme, 62). En cédant chaque jour un peu plus à l’industrie et « en s’industrialisant lui-même » (Questions 109), le paysan perd tout contact avec une nature dont il « dépendait entièrement » (Taille de l’Homme, 63). C’est donc ce changement de mode de vie de la paysannerie que Ramuz met en cause. Ce déclin marque la ligne de séparation entre la culture du vingtième siècle et celle des dix derniers siècles, et la rupture de l’homme avec son environnement.

Mais les hommes et l'environnement sont-ils deux choses séparées? Y en a-t-il une qui domine l'autre? De nos jours, nous constatons que malheureusement, la domination de l'homme sur son environnement est devenue de plus en plus grande. La véritable cause de tout problème écologique provient donc d'une mauvaise perception de la relation que l’homme a établie avec la nature ? Ramuz a sans doute raison : à cause du désir de l'homme qui veut être tout puissant, l’être humain perd le sens de la limite « car la concupiscence de l’homme est infinie ». Les hommes n’ont pas conscience de la fragilité du monde, de cette grande beauté et fragilité du monde. Mais c’est en ville, où cette rupture est encore plus accentuée, où  les hommes « qui y vivent ont perdu jusqu’au souvenir de leurs nécessités premières » (Questions, 143). Ramuz nous rappelle que les habitants de la cité ont besoin, pour survivre, des biens de la terre : « Le pain, l’eau, le lait, la viande- toutes choses qui sont dans la terre… l’homme des villes en connait encore le prix ? Il se le procure sans peine avec de l’argent » (142-143). Les gens de la ville ne gardent plus de contact avec le milieu rural, ils ignorent la nature. Ils se sentent tellement rassurés dans leurs villes qu’ils ont oublié que « les menaces qui étaient suspendues sur les premiers hommes le sont encore et toujours sur les hommes d’aujourd’hui» (144). Même si dans les années 30 on ne parlait pas encore du problème du changement climatique, Ramuz averti contre le danger qu’entrainerait une modification climatologique pour la survie de l’homme « s’il ne pleuvait pas pendant cinq mois sur la terre, ou si, des gelées tardives y survenaient, s’il ne pleuvait plus ou s’il pleuvait trop, s’il faisait trop froid ou trop chaud » (Questions 143). Et « malgré le pain synthétique, tous les succédanés déjà trouvés ou à trouver, malgré toute la chimie moderne et ultra-moderne, présent et futur » le risque de famine pour l’être humain serait énorme. Ceci justifie alors l'importance d'une certaine « éthique environnementale » qui examinerait les rapports entre l’homme et la nature, en cherchant également à considérer les besoins propres de la nature, pour rappeler à l'homme ses limites. D’après Ramuz l’être humain et la nature ne devraient pas s’opposer, bien au contraire, il propose de considérer autrement tout ce qui n’est pas proprement « humain », mais tout de même sensible, ou qui tout simplement existe, et de lui attribuer autant de valeur.

1.3. Le progrès
Ramuz remet en question la capacité du progrès technique à procurer le bonheur. Les hommes n’ont toujours pas compris que le progrès qu’ils vénèrent ne les protège de rien et surtout pas d’eux-mêmes, de leur propre violence. Le seul progrès où l’homme trouvera sa plénitude serait «dans le sacrifice complet de sa personne au progrès de l’humanité, ne progressant qu’en elle, et à travers elle; ses propres grains ne figurant dans l’addition qu’en vue de l’augmentation du total...» (Besoin, ).

Chez Ramuz, le regret de voir disparaître une page d’écologie humaine comportant dix millénaires d’histoire agraire, tous ces vieux savoirs des travailleurs de la terre, ne relève pas d’une nostalgie du paradis révolu, comme s’il existait une époque pendant laquelle l’homme et la nature vivaient en harmonie idyllique. Bien au contraire, sa vision va beaucoup plus loin et annonce déjà les effets dévastateurs que l’industrie et le progrès provoquent dans l’agriculture. Car, d’après lui, « c’est se faire une idée bien fausse de l’homme que de croire par exemple que tout progrès technique soit nécessairement pour lui un gain » (Taille de l’Homme 37). Toute la nature est donc en danger. Ramuz prévenait déjà contre cette ère industrielle et technique. Même à ses débuts, il constatait que cette exploitation industrielle et mécanique visée la suppression de la nature, en modifiant la terre, les saisons, les productions agricoles. Il annonçait déjà le début de la mondialisation avec la répartition des pays en différentes zones de cultures, tels qu’on les connait aujourd’hui ; la modification chimique de la terre pour qu’elle produise selon les nécessités ; ou l’altération des productions agricoles en supprimant les saisons, car si le paysan attendait l’été pour faire sa récolte, maintenant « c’est l’été lui-même que nous récoltons toute l’année par nos machines » (Taille de l’Homme 66). Nous n’allons pas nier que l’agriculture moderne a résolu certainement dans le pays industrialisés les insuffisances en termes quantitatifs, ce qui a permis entre autres la sécurité alimentaire, mais à quel prix ? Aujourd’hui, lorsqu’on fait le bilan, les résultats ne sont pas très rassurants. Toute cette technologie, tout ce progrès a causé de graves dommages dans la planète: destructions des sols, pollutions des eaux et de l’environnement, démantèlement des écosystèmes naturels, perte de la biodiversité, pour n’en citer que quelques-uns. Jusqu’où la nature va-t-elle se laisser faire ? Nous constatons que ce progrès, comme Ramuz l’avait bien prédit, est un couteau à double tranchant, « que la lame qu’ils ont pour leur part aiguisées, finalement s’est retourné contre eux » (Taille de l’homme 10), et contre nous tous !


Conclusion

À un moment donné, lorsque la communication avec les hommes devient difficile, Ramuz se tourne vers la nature. Il lui semblait trouver chez elle quelque chose de grand qui lui manquait chez les hommes (Questions 131). Il commence alors un dialogue intime et secret avec cet environnement et les êtres qui l’habitent. Ramuz avait bien compris que la nature était essentielle non seulement pour la survie de l’homme, mais aussi pour son équilibre. Le grand danger est de se séparer de la nature. En Taille de l’homme il exprime sa conviction que l’homme qui n’est plus en contact avec la nature, perd sa taille, perd quelque chose de sa vérité, de son humanité. Il s’est donc fortement attaché à nous faire voir et sentir ce lien et cette communication entre l’homme primitif et la nature, et il a expliqué très clairement :

Un livre pour le vrai lecteur n’a pas besoin de finir bien, il n’a pas besoin d’être « moral », il n’a pas besoin d’apporter des faits, d’être instructif, de vous apprendre quelque chose, comme on dit, de rien expliquer ; ou plutôt il explique tout, et enseigne tout, et tire toute sa moralité de vous mettre d’abord profondément en communion avec un être et à travers cet être avec les autres êtres, le monde des créatures et même le monde incréé (Lettre 300-301)

En effet, à travers ses récits, il nous montre comment rétablir le contact avec la nature. Si l'homme communique maintenant par la parole, cela ne signifie pas qu'il n'est plus capable de communiquer avec la nature comme auparavant. Nous avons toujours accès à la communication par le canal de l'intuition. Avec un peu d'entraînement, la communication avec les animaux les arbres et le reste de la nature redevient rapidement une habitude fascinante. De plus en plus de personnes retrouvent la faculté de parler avec la nature. Trop des concepts erronés sur nous-mêmes et notre rapport au monde nous ont éloignés d’elle. Y retrouver notre juste place passe par la sensualité de l’expérience.

Certainement les textes littéraires nous aident à prendre conscience de notre lien à l’environnement physique. Ils nous apportent également une ouverture et des idées pour un choix de vie en harmonie et en paix avec notre environnement et avec nous-même. Il n’y a pas d’avenir pour l’espèce humaine sans préservation de l’environnement ; et pour cela nous devons encourager le respect de la nature aux générations à venir et modifier les comportements individuels et collectifs vis-à-vis d’elle. Participer à l'émergence d'un nouveau modèle de société, à la fois écologiquement viable et socialement solidaire est aujourd’hui possible, il faut juste un peu de volonté et d’imagination. Ramuz nous encourage vivement à le faire, en nous donnant ce conseil  « la plupart des hommes manquent d’imagination : ils ne voient pas que ce qui est pourrait ne pas être. Ils ne voient même pas que ce qui est pourrait être autrement ; ils ne distinguent pas, au-delà de ce qui existe, le possible. Il faut leur faire voir le possible, et qu’il ne tient qu’à eux de le réaliser » (Besoin 322). Les lecteurs de Ramuz savent que le romancier suisse possédait certainement ce don d’anticipation propre à quelques grands écrivains. Imaginons, donc… !


Bibliographie

GLOTFELTY&FROMM (1996) The Ecocriticism Reader: Landmarks in Literary EcologyAthens: U. of Georgia P.
HEISE, Ursula K. (2006) “Greening English: Recent Introductions to Ecocriticism.” Contemporary Literature, 289–298.
----- (2008) Sense of Place and Sense of Planet. The Environmental Imagination of the Global. New York : Oxford University Press.
HICHAM-STEPHANE AFEISSA (2010)  La communauté des êtres de nature, Éditions MF, collection "Dehors".
----- (2007) Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect. Paris : Librairie Philosophique J. VRIN
MEIZOZ, Jérôme (2009) « Ramuz, poète dans la tourmente politique ». Article paru au journal Le Temps, le 19 novembre 2009  http://www.letemps.ch/Facet/print/Uuid/3fb8ed84-d48b-11de-8cef-e06dbdd775ff/Ramuz_po%C3%A8te_dans_la_tourmente_politique
RAMUZ, C.F. (1968) Œuvres complètes, Lauranne : Éditions Rencontre, V. 12
----- Lettre à Bernard Grasset
RAMUZ, C.F. (1968) Œuvres complètes, Lausanne : Éditions Rencontre, V. 15.
-----        Taille de l’homme
-----        Questions
-----        Besoin de Grandeur
RAMUZ, C.F. (1968) Œuvres complètes, Lausanne : Éditions Rencontre, V. 17
-----        Découverte du monde
SCHLOSS, Brigitte (1969) L'Homme et la nature dans l'œuvre romanesque de C.F. Ramuz de 1926 à 1937. Thèse de l’Université de Laval
SUBERCHICOT, Alain (2002) Littérature américaine et écologie. Paris : L’Harmattan.
TODOROV, Tzvetan (2007) La littérature en péril Champs Essais. Paris: Ed. Flammarion, 2014.
POJMAN, Louis P., Global Environmental Ethics, Londres et Toronto, Mayfield Publishing Company 2000.
 


[1] Nathalie Blanc, Denis Chartier et Thomas Pughe, « Littérature et écologie : vers une écopoétique », cité, p. 17.
[2] N’oublions pas que les années 30 est une période où le Romantisme revient fortement à la mode.
[3] L’éthique environnementale est apparue comme une branche distincte de l’éthique dans les années 70. Elle étend la portée de la pensé morale au-delà d’une communauté ou nation donnée pour inclure non seulement tous les hommes, mais également les animaux et l’ensemble de la nature, la biosphère, à la fois dans l’immédiat et au-delà du futur proche, y compris les générations futures (Louis P. Pojman 2000: VI)

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