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Que reste-t-il aujourd’hui du mythe
des Alpes? Il y existe un antagonisme entre notre civilisation technique -qui
promeut la croissance, la mobilité et les loisirs -et la région alpine,
domestiquée pour être aujourd’hui rentable et productive. Si les touristes
viennent dans les Alpes pour découvrir la beauté des paysages, pourquoi ce
patrimoine est-il si maltraité? Trouver le juste équilibre entre identité et
modernité est devenu très complexe dans les Alpes en général et en Suisse en
particulier. Les intérêts économiques passent presque toujours avant
lesintérêts de la nature et du paysage, et le risque de la transformation des
Alpes en un énorme parc d'attraction est réel. On peut trouver des traces de
ces tensions dans la littérature passée et présente, par exemple avec les
œuvres de Maurice Chappaz ou le plus récent Estivede Blaise Hofmann.
Nombreux sont les auteurs romands
qui ont dévoilé à travers leurs écrits les problèmes que le tourisme et ses
infrastructures ont provoqués dans les paysages de leurs cantons. L’écrivain
vaudois Edouard Rod (1857-1910) condamnait déjà dans son roman Là-haut(1897)
la dégradation du paysage alpin du Valais à la fin du XIXe siècle. Il
anticipait ainsi les préoccupations environnementales dues au changement et à
la destruction des modes de vie ancestraux. Là-Hautest un récit quasi
prophétique sur l’évolution du tourisme en Valais: les descriptions des
paysages magnifiques, des conditions dures de cette vie paysanne et des gens de
la montagne, tentés par l’argent facile, sont d’une actualité saisissante: «Ceux
qui verraient clair dans ce mystère gagneraient plus d’argent en deux ou trois
ans […] que leurs pères n’en avaient économisé en six générations de travail et
d’économie». À cette époque, la haute-montagne commence à être rentabilisé
par le tourisme: on devient hôtelier, guide, transporteur. Les Alpes cessent
d’être un monde de terreurs et de désintérêt pour devenir un gagne-pain et,
petit à petit, la physionomie si caractéristique des villages suisses
disparaît.
L’écrivain vaudois C.F. Ramuz
(1878-1947), témoin desprofondes transformations des paysages alpins, montre
également son soutien aux mouvements de protection de la nature qui font leur
apparition au début du XXe siècle, en s’attaquant à l'industrie du tourisme et
en particulier aux hôteliers:
Il y a déjà assez en Suisse de ces
aventuriers qui font fortune en attirant chez nous nos voisins dont ils vident
les poches. Il me tarde de voir les Alpes purgés de ces fantoches
embarrassants, armés de piolets, accompagnés d’une bande de miss en jupes
courtes et d’unecaravane de guides. Il me tarde de voir la Suisse rendue à ses
habitants, à ses citoyens. Il me tarde de voir disparaître le cosmopolitisme
qui, non content de détruire chez nous les vieilles mœurs et les vieilles
coutumes, tend chaque jour à dégrader notre peuple jusqu’ici si probe. Je
voudrais voir en une seule nuit tous les hôtels détruits. Les hôteliers, on en
fera des manœuvres, des ouvriers, des artisans. Ils seraient alors plus utiles
à la Suisse, ils travailleraient à sa prospérité, au lieu de travailler à sa
ruine, à sa perdition peut-être.
A partir des années 1950, le poète
valaisan Maurice Chappaz va faire prendre conscience aux Valaisans que les Alpes
sont plus qu’une simple ressource économique à surexploiter, et qu’elles
doivent être protégées et respectées. Chappaz a été le premier écrivain qui a
osé dénoncer dans Le Match Valais -Judée(1968) et surtout dans Les
Maquereaux des cimes blanches(1976) les conséquences néfastes du progrès: «On a pu exploiter, d’une façon
effrénée les ressourcesnaturelles d’un pays. Et le Valais était un morceau de
choix, un morceau de rois pour les spéculateurs.»
Face aux dommages causés par le
tourisme, le pillage des terres et la spéculation immobilière, Chappaz se sent
dans l’obligation d'exprimer son dégoût et sa douleur. Angoissé parce qu’il
pressent la catastrophe: sous ses yeux, un certain Valais meurt, transformé
sans pudeurs ni mesure. Le poète remplit la fonction de «témoin du cœur,
contre le mensonge des robots et des trafiquants».
Chappaz va ainsi secouer la société
valaisanne, le monde politique et économique de l'époque et se battre pour
préserver le paysage qu’il affectionne autant. Ce qui était d’abord un acte de
célébration devient un acte de résistance, par exemple dans le texte qui
accompagnela deuxième édition de Les Maquereaux des cimes blanches, dont
le titre est déjà très révélateur La Haine du passé(1984):
«Chez nous la mise aux enchères des
montagnes et des névés à coups de députés n'en finit pas. Et que je te balance
un câble! Et que je t'enfonce mes trax! Et que j'évapore le Rhône et que je te
rescie une forêt! [...] En images d'Epinal, en dessins animés je raconte une
fin du monde. Ce que l'on a construit dans tous les coins c'est une Tour de
Babel en mille morceaux.»
Une relation d'amour et de haine
s’établit par la suite entre le poète et les habitants du Valais. Les écrits de
Chappaz provoqueront des réactions controversées parmi ses concitoyens. D'une
part, l'indignation de la bonne société valaisanne qui participe
activement à la folie touristique des
années 60 et 70. D’autre part, le soutien inconditionnel de ceux qui
s’identifient pleinement à sa cause et trouvent dans ses mots le courage
nécessaire pour protester contre la construction de villes dans les montagnes.
Aujourd’hui, face à des problèmes
qui concernent l’ensemble de la chaîne, les Alpes essaient de se réorganiser;
certaines associations se sont créées (Pro Vita Alpina, L'initiative des Alpes,
agriculture «labellisée», etc.); les États alpins ont signé en 1991 une
convention sur la protection d’un patrimoine considéré vital pour l’Europe, La
Convention alpine, qui considère le massif comme le dernier domaine européen doté
d’une nature encore naturelle. Le débat sur le suréquipement touristique et la
défiguration du paysage est indispensable aujourd’hui, surtout lorsqu’on
continue à vendre la montagne sur des images de nature inviolée! Si la tendance
continue, l‘impact qu’aura l’évolution de l’économie des loisirs et du tourisme
sur la nature et le paysage desAlpes devrait être bien plus important que les
altérations naturelles découlant, par exemple, du changement climatique.
Cette problématique de l’expansion
du tourisme est traitée sous un angle très intéressant dans le récit Estivepublié
en 2007 par l’écrivain suisse Blaise Hoffmann. Estiveest la chronique
d’un été passé en tant que berger dans les Préalpes vaudoises. Hoffmann se
confronte seul à l’immensité de cet espace sauvage. Il évoque la beauté des
montagnes, mais aussi ses laideurs, en interpellantla dysneylandisation des
Alpes. Il distille aussi des réflexions, souvent ironiques, sur la montagne et
sa mythologie, ou ce qu'elle est devenue:
Leysin, station fun, propose
escalade, canyoning, mountain bike,randonnée, promenade à dos de mulet,
rafting, pêche en rivière, piscine, tennis, hockey, karting sur glace,
raquettes, squash, aérobic, parapente, via ferrata, héliski, cheval, poney,
ping-pong, football, beach-volley, parcours vita, minigolf, musculation,
aquagym, tir au pigeon d’argile, parc à biche, quad, télécabines, télésièges,
téléskis, freestyle park, halfpipe et superpipe. À la Hiking Sheep Bergerie
backpacker, le lit en dortoirs coûte trente francs.
La critique politique n’est pas loin
et Hofmann rejoint les propos de Maurice Chappaz qui rappelait «la grande vente
du Valais»:
Tous au village ont récupéré à leur
compte le mythe alpin. Les autochtones, en vendant leurs produits avec une
plus-value de tradition. Les acteurs touristiques, en exploitant la virginité
illusoire des Alpes pour vendre des nuitées. Les patriotes, en faisant des
Alpes une référence inaltérable au pacte initial.
Les écologistes, en défendant l’idée
d’un terrain fragile et riche qu’il faut préserver de toute intrusion moderne.
Hoffman va cependant plus loin et
demande la démythification complète des Alpes: «Il est temps de décoloniser
les montagnes de leurs chimères, de se défaire des illusions qui constituent
notre suissitude, cet objet de marketing», mettant en cause le grand récit
identitaire suisse: «Il n’y a rien dans les Alpes d’essentiel. C’est du
relief qui traverse l’Europe en se foutant des frontières». Il jette un
regard plein d’ironie et de désillusion sur ce que sont devenues les Alpes et
nous montre le vrai visage d’une montagne qui se théâtralise «les Alpes sont
le terrain de jeu de l’Europe. Elles se regardent au travers d’une fenêtre que
l’on ouvre et referme».
Article publié dans la revue Moins nº 35. Journal Romand d’écologie politique. Artículo:
“L’industrialisation des Alpes au prisme de la littérature”. Vevey-Suiza, Junio-Julio
2018. ISSN: 2296-0414.
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