Résumé
L’univers mystérieux dans les œuvres de Ramuz se manifeste à travers
des histoires et des légendes pleines de créatures fantastiques et des
personnages étranges. La plupart de ces légendes ont pour décor la montagne et
elles sont transmises de génération en génération, à travers la tradition
orale. Elles ont aussi une raison d'exister: cette mythologie paysanne sert d’avertissement.
Comme l'écrivain vaudois a toujours remarqué, la montagne est belle, mais méchante.
L’œuvre ramuzienne, initialement proche du courant réaliste, se tourne ensuite
vers le mystique, souvent à la limite du fantastique, avant d'atteindre sa
plénitude avec les récits de la montagne. L’univers mystérieux dans son œuvre se
manifeste alors à travers des histoires et des légendes pleines de créatures
fantastiques et de personnages étranges et mythiques : « le recours à
des mythes est fréquent dans les romans et les nouvelles de Ramuz »
(Jakubec, 1990). La plupart de ces légendes ont comme cadre la montagne.
Rappelons que tout au long de l'histoire, elles ont toujours représenté une
image de chaos et de mort, un environnement de ruine et de désolation, un
sentiment de terreur. Il existe vraiment en Europe peu d’endroits naturels
capables de nourrir l'imagination de ses habitants ou d'autres observateurs
externes, comme elles l'ont fait pendant des siècles les montagnes des Alpes - perçues
au Moyen Age comme un lieu répulsif chargé de valeurs négatives, plein de
dangers, repère de brigands, de dragons et autres créatures démoniaques. Pour le profane, la montagne était
un piège et une fascination. Pauvre de celui qui s’aventurait entre les chemins
de neige, seul, sans guide ou sans équipiers. Eh bien, souvent derrière un
rocher, un mauvais esprit attendait le voyageur; un monstre caché lui traquait
dans le fond d'une grotte; ou même un dragon lui menaçait de son feu. La
montagne sera toujours étroitement liée aux rites et aux croyances de l'homme.
Sur ce point, il n'a pas eu d’évolution. Bien que le romantisme ait transformé
ces craintes en fonds de commerces, en raison de l'attirance des montagnes, les
catastrophes naturelles continuent aujourd'hui à terroriser des populations
entières en menaçant les villes et les villages situées dans les versants de la
montagne.
Parmi les êtres fantastiques que l’on peut mettre en évidence dans
l’œuvre de Ramuz on trouve quelques « mauvais esprits qui rodent, à
certains places connues ». Par exemple, « les ouines », une
sorte d'animal, comme un cochon noir, qui s’amuse à effrayer les hommes de la
montagne en faisant un drôle de cri: « C’est une bête qui se plait à faire
peur à l’homme et à le poursuivre; elle n’est pas comme les autres bêtes qu’on
peut attraper vivantes ou tuer; elle se fond dans l’air quand on veut mettre la
main dessus » (1908 : 51). D'autres fois, ce sont tout simplement des
esprits qui habitent dans les montagnes et qui voyagent et visitent les hommes
dans leurs propres demeures: « car il y a beaucoup d’Esprits à la montagne, qui
habitent les grottes, et les endroits
où on ne peut pas aller, et dans les forêts ; ils descendent parfois vers
les hommes, se plaisant à les tourmenter…. » (1910 : 171). Ils
profitent des nuits orageuses pour sortir et se fondre avec les sons émis par
le vent:
Ils disent qu’alors aussi les mauvais esprits
sortent, et ils rampent autour des maisons des hommes, et ils parlent avec le
vent. Et peut-être le cri du vent, c’est leur cri, et le toit secoué, c’est eux
qui le secouent; et ce souffle aux fentes du mur, il sort de leurs bouches
ouvertes (1908 : 101).
Nous
ne pouvons pas parler de Ramuz comme d’un auteur du fantastique car il n’écrit
pas délibérément ses livres selon les conceptions de ce genre. Pourtant,
certains de ses romans dévoilent des traits fantastiques, dans d’autres textes
domine le surnaturel ou le légendaire - bien que Ramuz tend à masquer ces
effets extraordinaires sur le hasard ou la coïncidence. Personne ne doute que,
dans Le Règne de l'esprit malin, Branchu, par exemple, a des dons
exceptionnels: « Il s’approcha de la fenêtre, il n’eut qu’à lever la main:
un nuage noir parut, un coup de tonnerre se fit entendre » (1917 :
140). Lorsqu’il annonce son
nom, par exemple, il dit: « Branchu, comme qui dirait Cornu… »
(1917 : 18). Il
est vrai que le diable est traditionnellement représenté comme une figure avec
des cornes, mais le personnage de Ramuz ne se montre pas ainsi. Ce patronyme est tout à fait
habituel en Suisse et nous pouvons considérer que le commentaire est tout
simplement une blague. De même, le panneau qui apparaît dans son magasin est
bleu, la couleur du ciel, mais le même personnage ajoute: « J'aurais peut-être
mieux fait de peindre le fond en rouge… Couleur de flamme, c'est ma couleur »
(1917 : 22). Les indices qui tendent à établir l'identité de Branchu avec
un personnage diabolique sont présents dans le texte. Cela vaut également pour
les signes qui prouvent la puissance maléfique de l'intrus. Le mythe du Diable,
vêtu en cordonnier, s’y installe et, petit à petit, le principe maléfique se
répand sur toute la commune.
Le fantastique, nous le
retrouvons également dans un autre personnage maléfique -ou satanique- dans La
grande peur dans la montagne. Clou, un personnage mystérieux, qui n’a pas
peur, lorsque la maladie du bétail commence ; il est aussi le seul à oser
sortir la nuit, pour aller chercher de l’or. C’est l’image d’une sorte de
sorcier qui s’impose, comme si l’homme était complice de cet esprit Malin que
nomme Barthélémy, dont il prétend se protéger avec le papier trempé dans l’eau
bénite qu’il porte autour du cou. Toute la grande scène du chapitre XV où Clou
affronte Joseph remontant vers l’alpage, après avoir rendu une dernière visite
à Victorine morte, suggère qu’il est un personnage maléfique, ou bien Satan lui-même. Tout au long
de ce passage, le motif essentiel est celui du rire, motif diabolique : «
Il se retint juste à temps des deux mains à une saillie du roc ; il s’était
remis debout, il lui a semblé alors entendre toute la montagne se mettre à
rire. » (167). Et tout au long de ce passage, on ne saura pas si Joseph imagine
ce qu’il entend et voit, ou bien si c’est Clou, caractérisé ailleurs par le
rire justement, qui intervient et agit comme un être maléfique. Que s’est-il
passé vraiment ? Joseph tire-t-il sur Clou ou bien l’imagine-t-il seulement ?
Ramuz
exploite aussi la légende dans plusieurs de ses œuvres: Derborence, Farinet et même Si le soleil
ne revenait pas. D’après la référence du Trésor de la
langue française, la légende est un « [r]écit à caractère merveilleux,
ayant parfois pour thème des faits et des événements plus ou moins historiques
mais dont la réalité a été déformée et amplifiée par l'imagination populaire ou
littéraire ». Les légendes sont souvent reliées aux mythes qui relatent
des aventures imaginaires transmises par tradition. De plus, ils « [mettent] en
scène des êtres représentant symboliquement des forces physiques, des
généralités d'ordre philosophique, métaphysique ou social ». Ce genre de
«mythologie paysanne» est encouragé et transmis de génération en génération à
travers la culture orale. Pendant les froides et longues soirées d'hiver, quand
le travail est rare, les paysans se rassemblent souvent en petits groupes dans
les plus grandes maisons pour des veillées autour du foyer. Les soirées et les après-midi
sont ainsi plus supportables et elles offrent le cadre idéal pour raconter des
histoires et des légendes les plus étonnantes. Ramuz puise son inspiration dans
ces croyances populaires nées dans les montagnes valaisannes.
Les origines de ces légendes peuvent être très
diverses. Bien avant que les montagnes deviennent des objets d'étude ou de jouissance,
les plus hauts sommets des Alpes étaient entourés de mystère, c’étaient des
géants couchés ou des monstres endormis. Les montagnes pourraient être
impitoyables, c’est la raison pour laquelle les hommes inventaient toutes
sortes d'histoires fantastiques qu'ils connaissaient grâce à cette sagesse populaire: « Les vieux chez nous en parlaient
de leur temps. Et ils étaient tout petits encore qu’ils entendaient déjà les
vieux en parler... » (1934 : 214).
Les habitants les ont crues habitées par des esprits malfaiteurs,
parfois par le diable lui-même, qui a repris dès le
Moyen-Age la place des géants ou des nains de l’ancienne mythologie. Telle est
l'origine du nom donné au massif des Diablerets, qui sert de frontière entre
les cantons de Vaud et du Valais. Le diable représente le malfaiteur, l’ennemi
et il se tient en montagne où il a été refoulé. La montagne est devenue donc
son refuge. Le peuple voit en lui la force non domptée, surnaturelle, et les
pâtres solitaires face aux dangers et à une nature entourée de mystères, ont
laissé libre cours à leur imagination au moindre bruit insolite, lors d’un
écroulement de rocher, d’une paroi de glace, lors de bruits provoqués par un
vent houleux, les cris d’une bête ou tout simplement le craquement d’une
charpente. Ainsi, à Derborence, lorsque le Diable s'ennuie il joue aux quilles
(c’est de là qui vient le nom donné à l'éperon rocheux: la Quille du diable).
Mais il rate sa cible ... et la catastrophe se produit: les grosses quilles
roulent sur le glacier et recouvrent la vallée, emprisonnant les hommes et les
animaux.
La
réalité est bien sûr différente. Deux glissements de terrain meurtriers et
terrifiants se sont produits en 1714 et en 1749. Cinquante millions de mètres
cubes de matériaux, dispersés sur une superficie de cinq kilomètres, ont
englouti une centaine de maisons. Les immenses blocs de pierre sont toujours
là, en tant que véritables témoins de la catastrophe, dispersés dans l'alpage,
comme pour avertir toujours du danger. Car les habitants continuent à regarder le
massif à contrecœur, un mélange de respect et de prudence craintive. C’est
toujours une zone dangereuse : la route qui mène à Derborence, fermée de
la fin octobre jusqu’au début mai, est bien la preuve de ce respect ; personne
n'ose monter lorsque la tempête s’annonce.
Si
ces histoires sont restées gravées dans la mémoire collective pendant toutes
ces années, c’est, en quelque sorte, parce qu’elles ont un sens, elles ont une
raison d'être. Dans ce cas, le fantastique sert d’avertissement. Comme l'écrivain
vaudois disait, la montagne, « c'est beau, mais c'est méchant ».
Parfois même impitoyable. Et de cela se rappellent les plus sages, bien que trois
siècles se soient écoulés depuis. Derborence est devenu une zone protégée grâce
à sa forêt d'épinettes blanches originales unique en Suisse. Derborence accueille
aujourd'hui de nombreux touristes. Cette vallée, si bien décrite par Ramuz et
filmée par Francis Reusser, est connue dans le monde entier.
Pour maintenir vivante une légende, Ramuz utilise aussi des
personnages clés, mystérieux et parfois presque fantasmagoriques. Dans le roman
Derborence: Plan est un vieux berger qui garde son troupeau dans les hautes
falaises de la Derbonère. Il vit seul et apparaît seulement pour annoncer les
malheurs qui sont sur le point de se produire. Pour ce personnage, tout est
l'œuvre du diable qui vit dans les montagnes et, avec ses avertissements, il empêche
les villageois de ne pas tomber dans le piège: « - N'allez pas, plus loin!
[...] D ... I ... A ... Vous comprenez? » (1934 : 234).
Les gens du village croient ce que le vieux Plan raconte par
rapport aux âmes qui habitent dans les montagnes: « - Oh ! c’est qu’il sait
des choses, Plan, disait Thérèse, et puis il est vieux. Eh bien, il dit qu’il
les entend la nuit. Parce qu’ils sont en vie et ne sont plus en vie ; ils
sont encore sur la terre et ils ne sont plus de la terre »
(1934 : 303). À ces croyances, il faut ajouter la forte influence de la
religion sur ces personnages. Ils se protègent dans leur foi et ils s’y réfugient
quand ils n’ont pas de réponses à donner aux événements qui se produisent :
« Plan dit qu’il n’est pas vrai… Oui, que c’est une âme. Oui, qu’on le
voit, mais qu’il n’est pas comme nous, qu’il n’a point de corps… Et qu’il est
venu pour nous attirer, parce qu’ils sont malheureux et jaloux de nous et ils
s’ennuient sous les pierres…. » (1934 : 202-203).
Dans
certains romans de Ramuz, les mythes et l’Apocalypse se rejoignent. C’est le
cas de Les Signes parmi nous, où on aborde le thème de la fin des temps.
A travers la figure de Caille, un colporteur de tracts religieux, Ramuz
explique les signes d’une imminente apocalypse. Détecter les signaux inscrits
dans le visible, déchiffrer leur sens caché plus profondément, est le but de
ces œuvres. Dans La Grande peur dans la montagne, l'originalité et la
mise en scène de la catastrophe sont fascinantes. La géographie magique et la stratégie
du récit vont de pair dans ce roman et elles nous emmènent très loin, même à
l’intérieur de l'homme. Le personnage principal, Joseph, est confronté aux
forces surnaturelles qui le font dériver progressivement vers un univers fantastique
onirique, même fantasmagorique. Le récit joue, sans cesse, avec le fantastique,
sans jamais y entrer véritablement, sauf à la fin, lorsque Joseph, perdant la
tête, se met à tirer – ou croit se mettre à tirer – sur Clou. En fait, la fin
du roman, au moins dans l'édition originale, peut nous faire penser qu’il
s’agit aussi d’une légende.
Ces
hommes et ces femmes, si libres en ce qui concerne leurs relations avec les
autres, sont cependant laissés à des forces qui les dominent, les forces de la
nature et le surnaturel. Ils sont croyants parce qu'ils voient que la divinité
est présente dans tous les phénomènes autour d'eux, faisant germer des grains,
pousser l'herbe, laissant à l’abandonne l'homme parfois contre la maladie, le
punissant avec la mort. Par conséquent, ils se confient à Dieu, dans l'amour et
le respect. Et ils construisent des églises et des chapelles pour calmer sa
colère. Sans leur protection, ils sont exposés à toutes sortes de catastrophes:
les maladies, les inondations, les sécheresses, la souffrance; non seulement
eux, mais aussi leurs familles, leur bétail, tous leurs biens. Le côté
fantastique de ces légendes semble servir d’avertissement aux générations à
venir, ils doivent laisser la montagne tranquille sur son territoire. Chacun à
sa place, dans un ordre déjà établi. Ramuz se plaint que les hommes sont trop
fiers et qu’ils ont perdu tout le respect. Ils sont proches du sommet de la
montagne et avec une grande avidité ils crachent dans leurs mains nerveuses pour
ce qu’ils obtiendront en retour. Et le monde semble s'effriter. S’il était
lisse, il est maintenant plein de fissures. S’il semblait dormir, maintenant il
menace de se réveiller ....
Bibliographie
jakubec, D. (1990)
« Ramuz, le mythe » in Journal de Genève, Samedi Littéraire,
26 avril 1990, p. 24.
Ramuz, C.F. (1908), Le Village dans la montagne, Œuvres
Complètes, Ed. Rencontre, Lausanne, 1967, T. III.
--, (1910),
« Le Tout Vieux » in Nouvelles
et morceaux, Œuvres Complètes, Ed. Rencontre, Lausanne, 1967, T. III
--, (1917),
Le Règne de l'Esprit malin, Œuvres
Complètes, Ed. Rencontre, Lausanne, 1967, T.VIII.
--, (1934),
Derborence, Œuvres Complètes, Ed.
Rencontre, Lausanne, 1968, T.XIV.
Trésor
de la langue française [on
line, consulté le 20/06/2016] URL
No hay comentarios:
Publicar un comentario