domingo, 2 de abril de 2017

LE FANTASTIQUE CHEZ RAMUZ: PERSONNAGES, CONTES ET LEGENDES

Résumé

L’univers mystérieux dans les œuvres de Ramuz se manifeste à travers des histoires et des légendes pleines de créatures fantastiques et des personnages étranges. La plupart de ces légendes ont pour décor la montagne et elles sont transmises de génération en génération, à travers la tradition orale. Elles ont aussi une raison d'exister: cette mythologie paysanne sert d’avertissement. Comme l'écrivain vaudois a toujours remarqué, la montagne est belle, mais méchante.


L’œuvre ramuzienne, initialement proche du courant réaliste, se tourne ensuite vers le mystique, souvent à la limite du fantastique, avant d'atteindre sa plénitude avec les récits de la montagne. L’univers mystérieux dans son œuvre se manifeste alors à travers des histoires et des légendes pleines de créatures fantastiques et de personnages étranges et mythiques : « le recours à des mythes est fréquent dans les romans et les nouvelles de Ramuz » (Jakubec, 1990). La plupart de ces légendes ont comme cadre la montagne. Rappelons que tout au long de l'histoire, elles ont toujours représenté une image de chaos et de mort, un environnement de ruine et de désolation, un sentiment de terreur. Il existe vraiment en Europe peu d’endroits naturels capables de nourrir l'imagination de ses habitants ou d'autres observateurs externes, comme elles l'ont fait pendant des siècles les montagnes des Alpes - perçues au Moyen Age comme un lieu répulsif chargé de valeurs négatives, plein de dangers, repère de brigands, de dragons et autres créatures démoniaques. Pour le profane, la montagne était un piège et une fascination. Pauvre de celui qui s’aventurait entre les chemins de neige, seul, sans guide ou sans équipiers. Eh bien, souvent derrière un rocher, un mauvais esprit attendait le voyageur; un monstre caché lui traquait dans le fond d'une grotte; ou même un dragon lui menaçait de son feu. La montagne sera toujours étroitement liée aux rites et aux croyances de l'homme. Sur ce point, il n'a pas eu d’évolution. Bien que le romantisme ait transformé ces craintes en fonds de commerces, en raison de l'attirance des montagnes, les catastrophes naturelles continuent aujourd'hui à terroriser des populations entières en menaçant les villes et les villages situées dans les versants de la montagne.
Parmi les êtres fantastiques que l’on peut mettre en évidence dans l’œuvre de Ramuz on trouve quelques « mauvais esprits qui rodent, à certains places connues ». Par exemple, « les ouines », une sorte d'animal, comme un cochon noir, qui s’amuse à effrayer les hommes de la montagne en faisant un drôle de cri: « C’est une bête qui se plait à faire peur à l’homme et à le poursuivre; elle n’est pas comme les autres bêtes qu’on peut attraper vivantes ou tuer; elle se fond dans l’air quand on veut mettre la main dessus » (1908 : 51). D'autres fois, ce sont tout simplement des esprits qui habitent dans les montagnes et qui voyagent et visitent les hommes dans leurs propres demeures: « car il y a beaucoup d’Esprits à la montagne, qui habitent les grottes, et les endroits où on ne peut pas aller, et dans les forêts ; ils descendent parfois vers les hommes, se plaisant à les tourmenter…. » (1910 : 171). Ils profitent des nuits orageuses pour sortir et se fondre avec les sons émis par le vent:
Ils disent qu’alors aussi les mauvais esprits sortent, et ils rampent autour des maisons des hommes, et ils parlent avec le vent. Et peut-être le cri du vent, c’est leur cri, et le toit secoué, c’est eux qui le secouent; et ce souffle aux fentes du mur, il sort de leurs bouches ouvertes (1908 : 101).

Nous ne pouvons pas parler de Ramuz comme d’un auteur du fantastique car il n’écrit pas délibérément ses livres selon les conceptions de ce genre. Pourtant, certains de ses romans dévoilent des traits fantastiques, dans d’autres textes domine le surnaturel ou le légendaire - bien que Ramuz tend à masquer ces effets extraordinaires sur le hasard ou la coïncidence. Personne ne doute que, dans Le Règne de l'esprit malin, Branchu, par exemple, a des dons exceptionnels: « Il s’approcha de la fenêtre, il n’eut qu’à lever la main: un nuage noir parut, un coup de tonnerre se fit entendre » (1917 : 140). Lorsqu’il annonce son nom, par exemple, il dit: « Branchu, comme qui dirait Cornu… » (1917 : 18). Il est vrai que le diable est traditionnellement représenté comme une figure avec des cornes, mais le personnage de Ramuz ne se montre  pas ainsi. Ce patronyme est tout à fait habituel en Suisse et nous pouvons considérer que le commentaire est tout simplement une blague. De même, le panneau qui apparaît dans son magasin est bleu, la couleur du ciel, mais le même personnage ajoute: « J'aurais peut-être mieux fait de peindre le fond en rouge… Couleur de flamme, c'est ma couleur » (1917 : 22). Les indices qui tendent à établir l'identité de Branchu avec un personnage diabolique sont présents dans le texte. Cela vaut également pour les signes qui prouvent la puissance maléfique de l'intrus. Le mythe du Diable, vêtu en cordonnier, s’y installe et, petit à petit, le principe maléfique se répand sur toute la commune.
Le fantastique, nous le retrouvons également dans un autre personnage maléfique -ou satanique- dans La grande peur dans la montagne. Clou, un personnage mystérieux, qui n’a pas peur, lorsque la maladie du bétail commence ; il est aussi le seul à oser sortir la nuit, pour aller chercher de l’or. C’est l’image d’une sorte de sorcier qui s’impose, comme si l’homme était complice de cet esprit Malin que nomme Barthélémy, dont il prétend se protéger avec le papier trempé dans l’eau bénite qu’il porte autour du cou. Toute la grande scène du chapitre XV où Clou affronte Joseph remontant vers l’alpage, après avoir rendu une dernière visite à Victorine morte, suggère qu’il est un personnage maléfique, ou bien Satan lui-même. Tout au long de ce passage, le motif essentiel est celui du rire, motif diabolique : « Il se retint juste à temps des deux mains à une saillie du roc ; il s’était remis debout, il lui a semblé alors entendre toute la montagne se mettre à rire. » (167). Et tout au long de ce passage, on ne saura pas si Joseph imagine ce qu’il entend et voit, ou bien si c’est Clou, caractérisé ailleurs par le rire justement, qui intervient et agit comme un être maléfique. Que s’est-il passé vraiment ? Joseph tire-t-il sur Clou ou bien l’imagine-t-il seulement ?
Ramuz exploite aussi la légende dans plusieurs de ses œuvres: Derborence, Farinet et même Si le soleil ne revenait pas. D’après la référence du Trésor de la langue française, la légende est un « [r]écit à caractère merveilleux, ayant parfois pour thème des faits et des événements plus ou moins historiques mais dont la réalité a été déformée et amplifiée par l'imagination populaire ou littéraire ». Les légendes sont souvent reliées aux mythes qui relatent des aventures imaginaires transmises par tradition. De plus, ils « [mettent] en scène des êtres représentant symboliquement des forces physiques, des généralités d'ordre philosophique, métaphysique ou social ». Ce genre de «mythologie paysanne» est encouragé et transmis de génération en génération à travers la culture orale. Pendant les froides et longues soirées d'hiver, quand le travail est rare, les paysans se rassemblent souvent en petits groupes dans les plus grandes maisons pour des veillées autour du foyer. Les soirées et les après-midi sont ainsi plus supportables et elles offrent le cadre idéal pour raconter des histoires et des légendes les plus étonnantes. Ramuz puise son inspiration dans ces croyances populaires nées dans les montagnes valaisannes.
 Les origines de ces légendes peuvent être très diverses. Bien avant que les montagnes deviennent des objets d'étude ou de jouissance, les plus hauts sommets des Alpes étaient entourés de mystère, c’étaient des géants couchés ou des monstres endormis. Les montagnes pourraient être impitoyables, c’est la raison pour laquelle les hommes inventaient toutes sortes d'histoires fantastiques qu'ils connaissaient grâce à cette sagesse populaire: « Les vieux chez nous en parlaient de leur temps. Et ils étaient tout petits encore qu’ils entendaient déjà les vieux en parler... » (1934 : 214).  Les habitants les ont crues habitées par des esprits malfaiteurs, parfois par le diable lui-même, qui a repris dès le Moyen-Age la place des géants ou des nains de l’ancienne mythologie. Telle est l'origine du nom donné au massif des Diablerets, qui sert de frontière entre les cantons de Vaud et du Valais. Le diable représente le malfaiteur, l’ennemi et il se tient en montagne où il a été refoulé. La montagne est devenue donc son refuge. Le peuple voit en lui la force non domptée, surnaturelle, et les pâtres solitaires face aux dangers et à une nature entourée de mystères, ont laissé libre cours à leur imagination au moindre bruit insolite, lors d’un écroulement de rocher, d’une paroi de glace, lors de bruits provoqués par un vent houleux, les cris d’une bête ou tout simplement le craquement d’une charpente. Ainsi, à Derborence, lorsque le Diable s'ennuie il joue aux quilles (c’est de là qui vient le nom donné à l'éperon rocheux: la Quille du diable). Mais il rate sa cible ... et la catastrophe se produit: les grosses quilles roulent sur le glacier et recouvrent la vallée, emprisonnant les hommes et les animaux.
La réalité est bien sûr différente. Deux glissements de terrain meurtriers et terrifiants se sont produits en 1714 et en 1749. Cinquante millions de mètres cubes de matériaux, dispersés sur une superficie de cinq kilomètres, ont englouti une centaine de maisons. Les immenses blocs de pierre sont toujours là, en tant que véritables témoins de la catastrophe, dispersés dans l'alpage, comme pour avertir toujours du danger. Car les habitants continuent à regarder le massif à contrecœur, un mélange de respect et de prudence craintive. C’est toujours une zone dangereuse : la route qui mène à Derborence, fermée de la fin octobre jusqu’au début mai, est bien la preuve de ce respect ; personne n'ose monter lorsque la tempête s’annonce.
Si ces histoires sont restées gravées dans la mémoire collective pendant toutes ces années, c’est, en quelque sorte, parce qu’elles ont un sens, elles ont une raison d'être. Dans ce cas, le fantastique sert d’avertissement. Comme l'écrivain vaudois disait, la montagne, « c'est beau, mais c'est méchant ». Parfois même impitoyable. Et de cela se rappellent les plus sages, bien que trois siècles se soient écoulés depuis. Derborence est devenu une zone protégée grâce à sa forêt d'épinettes blanches originales unique en Suisse. Derborence accueille aujourd'hui de nombreux touristes. Cette vallée, si bien décrite par Ramuz et filmée par Francis Reusser, est connue dans le monde entier.
Pour maintenir vivante une légende, Ramuz utilise aussi des personnages clés, mystérieux et parfois presque fantasmagoriques. Dans le roman Derborence: Plan est un vieux berger qui garde son troupeau dans les hautes falaises de la Derbonère. Il vit seul et apparaît seulement pour annoncer les malheurs qui sont sur le point de se produire. Pour ce personnage, tout est l'œuvre du diable qui vit dans les montagnes et, avec ses avertissements, il empêche les villageois de ne pas tomber dans le piège: « - N'allez pas, plus loin! [...] D ... I ... A ... Vous comprenez? » (1934 : 234).
Les gens du village croient ce que le vieux Plan raconte par rapport aux âmes qui habitent dans les montagnes: « - Oh ! c’est qu’il sait des choses, Plan, disait Thérèse, et puis il est vieux. Eh bien, il dit qu’il les entend la nuit. Parce qu’ils sont en vie et ne sont plus en vie ; ils sont encore sur la terre et ils ne sont plus de la terre » (1934 : 303). À ces croyances, il faut ajouter la forte influence de la religion sur ces personnages. Ils se protègent dans leur foi et ils s’y réfugient quand ils n’ont pas de réponses à donner aux événements qui se produisent : « Plan dit qu’il n’est pas vrai… Oui, que c’est une âme. Oui, qu’on le voit, mais qu’il n’est pas comme nous, qu’il n’a point de corps… Et qu’il est venu pour nous attirer, parce qu’ils sont malheureux et jaloux de nous et ils s’ennuient sous les pierres…. » (1934 : 202-203).
Dans certains romans de Ramuz, les mythes et l’Apocalypse se rejoignent. C’est le cas de Les Signes parmi nous, où on aborde le thème de la fin des temps. A travers la figure de Caille, un colporteur de tracts religieux, Ramuz explique les signes d’une imminente apocalypse. Détecter les signaux inscrits dans le visible, déchiffrer leur sens caché plus profondément, est le but de ces œuvres. Dans La Grande peur dans la montagne, l'originalité et la mise en scène de la catastrophe sont fascinantes. La géographie magique et la stratégie du récit vont de pair dans ce roman et elles nous emmènent très loin, même à l’intérieur de l'homme. Le personnage principal, Joseph, est confronté aux forces surnaturelles qui le font dériver progressivement vers un univers fantastique onirique, même fantasmagorique. Le récit joue, sans cesse, avec le fantastique, sans jamais y entrer véritablement, sauf à la fin, lorsque Joseph, perdant la tête, se met à tirer – ou croit se mettre à tirer – sur Clou. En fait, la fin du roman, au moins dans l'édition originale, peut nous faire penser qu’il s’agit aussi d’une légende.
Ces hommes et ces femmes, si libres en ce qui concerne leurs relations avec les autres, sont cependant laissés à des forces qui les dominent, les forces de la nature et le surnaturel. Ils sont croyants parce qu'ils voient que la divinité est présente dans tous les phénomènes autour d'eux, faisant germer des grains, pousser l'herbe, laissant à l’abandonne l'homme parfois contre la maladie, le punissant avec la mort. Par conséquent, ils se confient à Dieu, dans l'amour et le respect. Et ils construisent des églises et des chapelles pour calmer sa colère. Sans leur protection, ils sont exposés à toutes sortes de catastrophes: les maladies, les inondations, les sécheresses, la souffrance; non seulement eux, mais aussi leurs familles, leur bétail, tous leurs biens. Le côté fantastique de ces légendes semble servir d’avertissement aux générations à venir, ils doivent laisser la montagne tranquille sur son territoire. Chacun à sa place, dans un ordre déjà établi. Ramuz se plaint que les hommes sont trop fiers et qu’ils ont perdu tout le respect. Ils sont proches du sommet de la montagne et avec une grande avidité ils crachent dans leurs mains nerveuses pour ce qu’ils obtiendront en retour. Et le monde semble s'effriter. S’il était lisse, il est maintenant plein de fissures. S’il semblait dormir, maintenant il menace de se réveiller ....

Bibliographie


jakubec, D. (1990) « Ramuz, le mythe » in Journal de Genève, Samedi Littéraire, 26 avril 1990, p. 24.
Ramuz, C.F. (1908), Le Village dans la montagne, Œuvres Complètes, Ed. Rencontre, Lausanne, 1967, T. III.
--, (1910), « Le Tout Vieux » in Nouvelles et morceaux, Œuvres Complètes, Ed. Rencontre, Lausanne, 1967, T. III
--, (1917), Le Règne de l'Esprit malin, Œuvres Complètes, Ed. Rencontre, Lausanne, 1967, T.VIII.
--, (1934), Derborence, Œuvres Complètes, Ed. Rencontre, Lausanne, 1968, T.XIV.
Trésor de la langue française [on line, consulté le 20/06/2016] URL


Article publié pour le Bulletin de Les Amis de Ramuz, nº 37, mars 2017.

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