Le canton est une entité politique et administrative sur laquelle repose l'Etat national suisse. La Suisse compte 26 cantons regroupés en sept communautés (ou régions), chacune destinée à un centre urbain. Malheureusement, du point de vue de l’espace, cette explication est trop restrictive et elle ne nous permet pas de bien cerner ce qui est représenté à l'intérieur de l'espace humain. Dans son introduction à La région, espace vécu , Armant Fremont nous conseille de considérer la structure de la région comme un ensemble particulier de relations qui unissent l'homme aux lieux dans un espace spécifique, et la géographie, comme l'étude de ces relations. L'homme - nous explique - n’est pas un objet neutre à l'intérieur d'une région : il perçoit inégalement l’espace qui l’entoure, il porte des jugements sur les lieux, il est retenu ou attiré, consciemment ou inconsciemment, il se trompe ou on le trompe… De l'homme à la région et de la région à l'homme, tout le rationnel peut être perturbé par les coutumes, les affections, les différents aspects culturels ou les fantômes de l'inconscient. L’espace vécu apparait ainsi comme le révélateur des indications régionales, avec ses composantes administratives, historiques, écologiques, économiques, mais aussi psychologiques . Considérons donc le canton comme un espace vécu. Cet espace est observé, perçu, senti, aimé ou rejeté, modelé par les hommes, et en même temps, projetant sur eux des images qui les modèlent. Étudier et analyser cet espace vécu dans l’œuvre de C. F. Ramuz nous permettra de montrer combien la dimension géographique a toujours été prépondérante, voire décisive, dans la création de l’écrivain.
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Les lieux, pour ceux qui y habitent, ce ne sont pas seulement des paysages composés de caractéristiques géographiques, mais de véritables mondes animés. Pour Ramuz, le canton de Vaud est, avant tout, un espace de vie composé de tous ces éléments que le poète apprécie davantage dans un lieu. Ainsi, la relation que l’écrivain établit avec sa « région » est, d’abord, émotionnelle, intime, et l'identification avec une entité politique et administrative ne se produit que sous le signe de l'art, de l’écriture. Cet attachement à un lieu géographique et naturel se produit en même temps que l'adhésion à une communauté de personnes pour lesquelles l'écrivain ressent une grande affection, un dévouement particulier. L'influence de l'environnement géographique est donc aussi cruciale dans le façonnement de la personnalité de l'écrivain.
Frémont constate que « les relations de l’homme à l’espace ne constituent pas un faisceau de données immanentes ou innées ; ils se combinent en une expérience vécue qui, selon les âges de vie, se forme, se structure et se défait » . L’espace vécu de Ramuz commence alors à se construire dans sa région natale. Il représente, avant tout, l’espace vécu d’un Ramuz enfant, c’est pour cette raison qu’il apparait toujours dans ses récits comme un espace presque idéalisé, un espace retrouvé. Dans un premier temps, cet espace comprend sa ville de naissance, Lausanne, et ses environs. À travers la lecture de Découverte du Monde, on aperçoit même les étapes principales dans la formation de l’espace vécu chez le jeune Ramuz. Selon Y. Guillouet , il y a quatre étapes principales : la première enfance, la seconde enfance, la troisième enfance et la puberté-adolescence. Puisque les plus jeunes souvenirs de Ramuz dans ce beau livre autobiographique commencent à l’âge de cinq ou six ans, nous initions cette étude dans « la seconde enfance » (de trois à six ans). C’est-à-dire, l’étape où l’enfant élargit son champ d’expérience de la maison vers le monde extérieur le plus proche : pour l’écrivain ces souvenirs l’amènent à la place de la Riponne, où enfant il venait à l’école avant de rejoindre son père dans son magasin de « denrées coloniales ». Les murs qui ont abrité son enfance le ramènent ainsi facilement à elle, et les souvenirs précis et précieux émergent sans aucune difficulté. Cet espace vécu devient à la fois un espace qui sécurise et enveloppe l’histoire vécue .
Ramuz garde toute une collection de souvenirs reliés à cet espace. L’entreprise familiale, un magasin de produits coloniaux, est sans doute le plus important : « Les plus anciens souvenirs de ce petit garçon le reportent à une grande boutique […], située au rez-de-chaussée d’une maison qui fait encore l’angle de la rue Haldimand et de la Place de la Riponne, au couchant, et où était installé un commerce de « denrées coloniales » qui appartenait à son père » . Pour ce petit enfant, la boutique évoque le lieu d’initiation au monde sensible : la couleur des différents cafés « qui allait d’un vert très pâle à un brun presque doré comme celui du blé quand il est mûr », l’odeur du vin « né d’une certaine terre sous un certain climat, une certaine année » . Une grande nostalgie de couleurs, d’odeurs, et surtout d’intenses saveurs reviennent à sa mémoire, surtout lorsqu’il se souvient du gout délicieux de la cassonade, celle qu’il prenait en cachette tous les après-midi. C’est l’âge magique dans l’établissement des rapports entre l’enfant et le monde, comme nous le rappelle Frémont . Tout l’univers de ce petit garçon tourne autour de la Place de la Riponne : « Je remarque en passant que tout le début de ma vie s’est écoulé entre les quatre côtés de cet endroit quadrilatère, […], cette même place de la Riponne » . L’une des deux entrées du magasin familial donnait sur cette place. Des paysans, venus de tous les villages alentours, y installaient leurs stands de marchandises deux fois par semaine, faisant leur petit marché. Ramuz aimait l’ambiance d’amitié et convivialité qui régnait à cette époque-là : « C’est un tout petit commencement de monde ; il faut bien que je dise qu’il était plein d’amitié, de bonhomie aussi. Il me semble, à distance, qu’il y avait alors un grand contentement dans les cœurs. Il fait toujours soleil, ces jours de marché, dans mon souvenir » . Des souvenirs qui continuent avec la petite école particulière « qui était installée dans le bâtiment de l’ancienne préfecture en haut des escaliers de la Riponne » , dans laquelle Ramuz commence sa scolarité à l’âge de cinq ans et qui fait, elle aussi, partie de ce décor. Et nous retrouvons à nouveau ce monde de sensations qui revient à sa mémoire, comme l’odeur de ce papier d’Arménie que sa maitresse d’école faisait bruler chaque matin et qui devint « une cérémonie attendue avec impatience » par tous les élèves.
La troisième enfance, de six à douze ans, permet la découverte du village ou du quartier avec quelques incursions encore vagues vers de plus vastes régions. C’est le temps de l’École Préparatoire du Collège, dans laquelle Ramuz rentre à l’âge de sept ans. Cette école est située au rez-de-chaussée de l’église wesleyenne, « une grande vilaine bâtisse pseudo-gothique construite en pierre violette » . De sa fenêtre, Ramuz observe la tour de la cathédrale « dont je n’ai jamais pu savoir jusqu’aujourd’hui si je la trouve belle ou non, tellement elle fait partie de moi-même » . Le bâtiment du Collège, où il restera sept ans, n’avait pas son entrée sur la place de la Riponne, cependant « la vue qu’on en avait était la même » . C’est aussi la période des vacances d’été à Praz-Séchaud, au-dessus de Lausanne et la découverte de la tuilière, pleine d’activité « où on fabriquait encore […] des briques, de celles qui servent à construire les murs » . C’était le temps des rencontres inoubliables, où l’on développe la sociabilité hors de la famille, hors du cadre scolaire ; des rencontres comme celle du fameux taupier ou des mémorables moments passés dans les corps de cadets.
La puberté-adolescence se développe dans une double mutation du corps et de l’affectivité, du monde découvert et du monde à découvrir. Frémont affirme que la crise se manifeste par le repli ou par le voyage ou par les deux attitudes . Ramuz a toujours été un adolescent timide et réservé. À l’âge de quinze ans, sa famille déménage à la campagne, à Cheseaux, de 1895 à 1900. Ramuz continue ses études à Lausanne, mais chaque soir il est heureux de reprendre le chemin qui le mène vers sa petite chambre, de l’autre côté de la forêt. Pendant son temps libre, il fait de longues balades à travers les champs. Les premières incursions solitaires que Ramuz réalise dans ces espaces autochtones, lui font réfléchir sur l'origine des choses, sur l'origine de la vie, et finalement, sur sa propre origine : “Je me suis assuré de moi-même dans l’espace et devant l’espace : certain espace où j’étais né et naissais à moi-même une nouvelle fois” . Ramuz découvre l'importance de se sentir relié à une terre, à une nature, à une région, d'être complètement identifié avec un pays parce qu'il y est né, parce qu’il le ressent comme propre et dont les frontières sont bien limitées car : “c’est moi qui les établis” . Il va donc affirmer : “Ma première certitude a été géographique ou encore topographique, car le second de ces deux mots n’est que le diminutif du premier” .
Pour le jeune écrivain, tout est à redécouvrir, à revoir, à déchiffrer à nouveau. L'œil balaie le paysage, s'accrochant à l'objet afin de reconnaître son sens et renouveler les liens brisés. Parfois, fatigué de vagabonder à travers les champs, les mauvaises herbes et les bois, Ramuz regarde depuis le sommet d'un signal toute la région située à ses pieds. Il souhaite que le paysage entier pénètre en lui, il veut s’approprier de tous les coins et recoins de son pays, se mélanger avec les choses, les posséder. Armé d'un grand sens de la terre, le jeune poète s’approprie chaque petit détail de ce monde qui l'entoure. Tout ce qu’il observe prend un nouveau sens, sous son regard avisé.
Son expérience contemplative est renforcée par un enseignement pratique. Il apprend que la terre n'est seulement pas faite pour être contemplée. Contrairement à d'autres écrivains ou intellectuels, Ramuz a toujours maintenu une attitude active. Il ne fait pas qu’observer la vie dans les champs, il va également participer à l'expérience collective à un âge bien précoce : “J’ai moissonné, j’ai fait les foins, j’ai tendus des toiles, j’ai cloué des caisses; j’ai fait un peu tous les métiers, j’ai le goût de tous les métiers” . Il effectue le travail manuel avec les paysans, subissant ainsi les conséquences de tels efforts physiques. Voilà comment cet espace vécu du jeune Charles Ferdinand Ramuz se construit au fur et à mesure des expériences continues. Il va se prolonger, s’élargir, se stabiliser ou s’alourdir des expériences multiples tout au long de sa vie car « l’espace vécu de l’enfant préfigure dans une large mesure celui de l’homme adulte » .
Et, c’est ainsi, qu’au-delà du canton de Vaud, Ramuz va émotionnellement s’attacher à deux autres régions, pour lesquelles il ressentira une grande affinité tout au long de sa vie : le Valais et la Savoie (France). À cette dernière, il consacrera une partie de son œuvre: Un coin de Savoie, Chant de notre Rhône, Pensée à la Savoie, Salutation à la Savoie, Le Voyage en Savoie, Le Garçon savoyard, Le Lac désert, La Traversée... Ramuz s’est toujours considéré un peu Savoyard car, comme il confia à son ami Paul Gay en 1925 :
Vous savez que je suis savoyard, car ma nourrice était savoyarde. De ma fenêtre, toute la journée, je ne vois que vos montagnes... La Dent d'Oche, quelle belle montagne ! Comment ne serais-je pas de ce pays. D'ailleurs, qu'est-ce qu'une frontière au milieu d'un lac ? L'eau bouge, c'est ridicule .
Un petit texte intitulé Pensée à la Savoie, écrit dans La Gazette de Lausanne le 28 mars 1915, nous éclairci sur le sens de ces deux mots si importants pour l’auteur : "pays" et "race". La Savoie est ce " pays en face de chez nous, pays que je vois tout le temps, pays que j’ai debout devant mes fenêtres et rien d’autre que lui, sauf l’eau" . Mais, au fur et à mesure que nous abordons la lecture du texte, nous apprenons que "ceux d’en face" ce sont des "pêcheurs comme nous, vachers, laboureurs comme nous, même quelques-uns vignerons chez nous, avec des noms pareils, des figures, un accent pareils" . Le pays que Ramuz voit tout le temps, de l’autre côté du lac, devient progressivement son propre pays. Deux pays politiquement différents, mais le même peuple, reliés non seulement grâce au lac, mais aussi par un passé commun, des coutumes et des traditions similaires : “nous aussi, nous avons nos treilles et nos ceps, nous aussi nos carrières ; il y a une parenté dans la production, parce qu’il y a une parenté du cœur et de sang” . Et le plus important, ils sont aussi reliés par une langue, “la langue d’oc, qui est restée fidèle à ce cours” . Pour lui, les frontières physiques, géographiques, culturelles et linguistiques n’existaient pas entre les deux bords du lac.
Quant au Valais, Ramuz a été le premier écrivain qui a réussi à l’exprimer dans ce qu’il a de plus authentique, de plus réel. Après Lausanne et Paris, le Valais fut le pays d’élection de Ramuz « une sorte de petite patrie qu’il aimait à retrouver » . Bien qu’il n’y ait jamais fixé son domicile, il aimait se rendre occasionnellement pour passer des séjours de quelques semaines ou des plusieurs mois. De chacune de ces visites, il rapportait des images, des expériences, des rencontres inoubliables et des impressions profondes. Cet « espace vécu » sera plus tard la base de ses récits. Plusieurs d’entre eux comptent parmi ses chefs-d’œuvre : Le village dans la montagne (1908), La Suisse Romande (1936), Vues sur le Valais (1943) et quelques belles pages du Chant de notre Rhône (1920) font partie des ouvrages descriptifs ; parmi les romans : Jean-Luc persécuté (1909), Le Règne de l’Esprit Malin (1917), Terre du Ciel (1921), La Séparation des Races (1922), La Grande Peur dans la Montagne (1926), Farinet ou la Fausse Monnaie (1932), Derborence (1934) et Si le soleil ne revenait pas (1937) ; auxquels il faut ajouter plusieurs nouvelles et des nombreuses pages où l’écrivain dévoilera ses souvenirs.
Les villages de Lens, de Chandolin dans la vallée d’Anniviers, deviennent à partir de 1907 des lieux familiers pour le poète. Il sera captivé par ce monde primitif, élémentaire, livré à la duplicité d'une nature qui, sous l’apparence d’une fausse paix, n’est que force brute ; et de l'homme, dont le cœur est plein de rudesse et de méfiance. Un espace enraciné où « les lieux appartiennent aux hommes et les hommes appartiennent aux lieux » . Un espace montagnard qui va devenir le cadre de ses futurs romans : l’étang, l’église, le cimetière, la colline de Lens, autant d’éléments qui feront partie du décor qu’on trouvera, à peine transposé, mais toujours décrits avec précision, dans ses récits. Un espace qui va aussi modeler et construire dorénavant, ses personnages: “Ils sont ce que la montagne les a faits, parce qu’il est difficile d’y vivre, avec ces pentes où on s’accroche, avec un tout petit été au milieu de la longue année et comme un désert autour du village” . Voici donc le Valais de Ramuz, un point de départ auquel le poète s’attache solidement au concret pour ensuite développer les plus grands thèmes de la condition humaine.
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Si l’homme est un acteur géographique, le lieu est son espace de vie. Toutes les relations que nous construisons tout au long de nos vies dans cet espace vécu s’y mêlent dans un écheveau de liens. Ce sont eux qui dirigent nos sentiments, nos mémoires collectives et nos croyances. Le géographe Yi-Fu Tuan explique parfaitement dans son livre L’espace et le Lieu que, ce qui rend l’espace différent est qu’il est né de nos propres valeurs, significations et aspirations. L’espace vécu reflète donc, non seulement la qualité de l'espace, mais aussi l'importance que la perception humaine possède de cet espace naturel. C’est la raison par laquelle nous pouvons affirmer que la région lémanique est devenue l’espace vécu de Ramuz. Il fait partie de ces écrivains soucieux d´une observation attentive des hommes dans leurs paysages, dans leur vie quotidienne, dans leurs difficultés, dans leurs drames et leurs joies de l'existence ; la qualité de ses données et de ses descriptions précises vise à transmettre au lecteur un document aussi riche que nuancée dans la mesure du possible. Il nous montre des sociétés paysannes au sein d´une culture ou d´un espace de stabilité voire d’enracinement, des sociétés qu’il a connu de très près et avec lesquelles il s’est construit comme personne et comme écrivain. Écrire sur elles serait pour Ramuz le moyen de leur rendre son plus grand hommage.
BIBLIOGRAPHIE
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GUILLOUET, Y. Esquisse d’une étude de la formation de l’espace vécu chez l’enfant et l’adolescent, Cahiers de géographie de Caen, 1973.
MARCLAY, R. C.F. Ramuz et le Valais. Lausanne : Librairie Payot, 1950.
RAMUZ, C.F. Chant de notre Rhône. Œuvres Complètes. Lausanne: Ed. Rencontre, V. X, 1967.
----- Découverte du monde. Œuvres Complètes. Lausanne : Ed. Rencontre, V. XVII, 1968.
----- Le Village dans la montagne. Œuvres Complètes. Lausanne : Ed. Rencontre, V. III, 1967.
----- Questions. Œuvres Complètes. Lausanne : Ed. Rencontre, V. XV, 1968.
----- Journal. Œuvres Complètes. Lausanne : Ed. Rencontre, V. XX, 1968.
----- « Pensée à la Savoie » in Un coin de Savoie. Et autres textes sur la Savoie. Rezé: Ed. Séquences, 1989.
PANKOW, G. L’homme et son espace vécu. Paris : Ed. Aubier, 1986.
TUAN, Yi-Fu. Espace et lieu. La perspective de l’expérience. Gollion : Infolio Editions, 2006.
Les Amis de Ramuz. Bulletin 33. Capítulo: « La Région lémanique, l’espace vécu de C. F. Ramuz », Université François-Rabelais de Tours, pp. 153-163. ISSN 0293-0773. Enero 2013.
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