Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947) est l’un des plus grands
écrivains suisses de langue française du XXème siècle. Poète, romancier et
essayiste, il a été estimé et contesté de son vivant en raison de ses audaces
stylistiques. Qualifié à tort pendant longtemps d’auteur régionaliste, il est
considéré de nos jours comme un écrivain moderne, en avance sur son temps de
par son engagement et son approche critique de la langue française. C’est
surtout grâce à l’un de ses engagements, celui qui concerne la nature, que nous
sommes réunis aujourd’hui dans cette journée d’étude intitulée
« L’invention de la Nature ». L’objectif de cette intervention est de
montrer comment une certaine éthique environnementale traditionnelle s’élabore
dans ses écrits et comment ses personnages envisagent leur relation avec le
monde naturel.
Pour y arriver, nous avons choisi une approche écologique ou
environnementale de la littérature, connue sous le nom d’écocritique,
qui a pris son essor dans les années 90 du siècle dernier, notamment dans le
monde anglo-saxon. Les recherches en écocritique s’intéressent aux relations entre
l’être humain et l’environnement. La reconnaissance des activités humaines qui
endommagent gravement les systèmes de récupération primaires de la planète
encourage aujourd’hui un désir sincère de contribuer à la récupération
environnementale. La littérature peut servir de terrain propice pour cultiver
cette nouvelle approche écologique, elle constitue un formidable défi sur
l’imaginaire par rapport à tout ce qui concerne la nature. Toute œuvre de
fiction, de n’importe quel genre, est construite dans un cadre naturel ou
civilisé, où les hommes cohabitent. L’écocritique permet de recueillir,
d'analyser et de comprendre les différentes modalités d'interaction des hommes
avec leur habitat. Ses caractéristiques principales sont l'utilisation de
concepts de l'écologie appliqués aux compositions littéraires et le compromis
de créer une conscience écologique à travers la littérature. En effet, le
principal objectif de cette nouvelle théorie est d’engager la critique
littéraire dans une réflexion écologiste afin de chercher des solutions à la
crise environnementale. Evidemment, l’écocritique ne peut donner que des
solutions théoriques aux problèmes de l’environnement, mais elle a toutefois
l’ambition d’engager le lecteur à une réflexion d’ordre éthique, car elle part
du principe que la littérature doit être véhicule d'idées et surtout de
valeurs. Par rapport au rôle de la littérature et de la critique littéraire,
Glen Love indique: « De nos jours, la fonction la plus importante de la
littérature est celle de rediriger la conscience humaine vers une considération
totale de son importance dans un monde naturel menacé [...] en reconnaissant la
suprématie de la nature, et la nécessité d'une nouvelle éthique et esthétique
». Et il ajoute : « [nous avons l’] espoir de récupérer le rôle social perdu de
la critique littéraire » (Love, 1996:237-8). Par conséquence, les littéraires
devraient être les premiers à se sentir concernés par les questions
d’environnement, dans la mesure où ces dernières impliquent des principes
éthiques. Puisque ce sont les principes éthiques qui nous dictent nos rapports
avec nos semblables et avec la nature, l'écocritique, ou la "critique
verte" se doit d'être un lieu de rencontre entre le savoir scientifique et
les autres types de discours. Elle se doit d'aller au-delà de la dichotomie homme-nature
et conduire à une forme d' « éco-éthique » permettant de
recentrer les débats.
Du fait que l’écocritique se nourrit de l’histoire américaine de la
préservation et de la conservation des grands espaces naturels, elle évalue la représentation
de la nature dans les textes littéraires selon l’idéal de la nature sauvage. Il
est évident qu’une telle conception de la nature traverse mal les frontières
géo-politiques. La mise en valeur de la nature sauvage demeure un phénomène
assez rare dans les écrits francophones. Les paysages, dont Ramuz s’inspire, comprennent
des champs, des vignes, des bois, des vergers, des pâturages; il s’agit d’un
paysage aménagé, cultivé
depuis des lustres, d’une nature humanisée et humaine. L’expérience de la
nature dans le monde européen est évidemment très différente. Il est important
de reconnaître ces différences culturelles. C’est la raison par laquelle nous
allons établir des approches écocritiques qui tiennent compte des spécificités
culturelles suisses, ou plutôt vaudoises. Comme l’affirme Heise, l’écocritique
doit tenir compte du fait que chaque culture produit ses propres concepts de la
nature, ses propres discours écologiques, ses propres rapports au milieu (Sense
of place 60-1). La relation que l'homme établit avec la nature ou avec son
milieu naturel, constitue « un sujet dont le traitement requiert des notions
qui impliquent les mythes, les traditions, les religions, les cultures, les
systèmes philosophiques et économiques »1 du fait que toutes ces notions
expliquent le comportement de l'homme face à son milieu naturel, face à son
environnement.
Dans notre Histoire, nombreuses ont été les philosophies et les
traditions politiques, telles que le structuralisme, le modernisme, l’écologie qui
ont débattu du problème du dualisme homme-nature. Le structuralisme, par
exemple, lié aux théories marxistes sur les structures économiques et sociales
dégagées par Le Capital, fut mise en place par Louis Althusser. Pour ce
philosophe la structure économique, constituée par l’ensemble des rapports de
production (rapports sociaux), est déterminée par la théorie de la praxis, de
la pratique collective. La praxis étant la relation dialectique entre l’homme
et la nature et l’homme et l’environnement social, relation par laquelle
l’homme en transformant la nature par son travail ou en transformant
l’environnement social par son travail se transforme lui-même. Ainsi, l’homme
en général, transformant son environnement naturel et social par son travail,
détermine la structure économique. Ramuz présente ce même dualisme dans son
essai Taille de l’Homme (1933). Partant d’une dénonciation contre le
communisme, il affirme que la nature est devenue pour le bolchevisme « synonyme
de matières premières ». Cependant, Ramuz vise encore plus loin et il considère que cette attitude
n’est pas exclusive de l’idéologie communiste « car le monde entier semble en
proie à cette même folie utilitaire ». Ses réflexions montrent une grande
méfiance envers le monde moderne. Ramuz est probablement l’un des premiers écrivains
à recenser les dégâts du Progrès. Il comprend que l’homme moderne exploite son
milieu sans se soucier de son avenir, seul compte pour lui l’instant présent. L'explosion
de l'industrie est aussi pour quelque chose, donnant naissance à cette vision
de la nature conçue comme simple réserve des matières premières. D’un côté, la
Nature « tout ce qui est, tout ce qui existe dehors de nous : la terre, la mer,
le ciel, et tout ce qu’ils contiennent, minéraux, plantes et animaux, livrés à
l’homme qui s’en sert » (TH, 39) ; de l’autre côté l’homme qu’il qualifie de
pirate : « un homme jeté avec ses appétits vers ces rivages inconnus où l’or
attend, c’est-à-dire, la nature sans défense qui attend l’homme » (TH, 39).
Pour l’auteur, c’est tout simplement un « duel » où la nature est toujours
perdante.
Ses propos se veulent écologistes, même si Ramuz en ignore
certainement le terme et l’acception, car la nature reste en filigrane toujours
présente dans ses textes. Les problèmes relatifs à l'environnement, selon l’auteur,
ont leur origine dans une mauvaise
attitude que l’homme adopte dans ses rapports avec la nature : celle d'un « profiteur »,
d'un « colonisateur », même d’un « conquérant » empiétant
sur elle toujours d’avantage (TH, 44). La nature n’est donc pour l’homme
qu’utilité et profit. Ramuz souligne ainsi la prédominance de la valeur
économique sur les autres valeurs que la nature possède : l’esthétique ou
l’écologique. Où sont donc les limites de l’homme ? Car la question se pose : «
Il s’agirait de voir jusqu’à quel point vont aller nos pouvoirs, à nous, les
hommes, car ils augmentent sans cesse, tandis que ceux de la nature diminuent
d’autant. Voilà la grande question » (Questions 96).
Les hommes et l'environnement sont-ils deux choses séparées? Y en
a-t-il une qui domine l'autre? De nos jours, nous constatons que malheureusement,
la domination de l'homme sur son environnement est devenue de plus en plus
grande. La
véritable cause de tout problème écologique provient donc d'une mauvaise
perception de la relation que l’homme a établie avec la nature ? Ramuz a
sans doute raison : à cause du désir de l'homme qui veut être tout
puissant, l’être humain perd le sens de la limite « car la concupiscence de
l’homme est infinie ». Ceci justifie alors l'importance d'une certaine « éthique
environnementale » qui examinerait les rapports entre l’homme et la
nature, en cherchant également à considérer les besoins propres de la nature, pour
rappeler à l'homme ses limites. Ramuz propose de considérer autrement tout ce
qui n’est pas proprement « humain », mais tout de même sensible, ou
qui tout simplement existe, et de lui attribuer autant de valeur.
Les personnages ramuziens prennent ici une place prépondérante et
retiennent immédiatement l’attention de l’écocritique : le paysan, le vigneron,
le pécheur, l’artisan. Même si ces personnages ne datent pas d’hier, ils
illustrent tous un rapport écologique très contemporain avec la Terre. « Paysan
qu’est-ce que ça veut dire ? Nature, qu’est-ce que ça veut dire ?
Paysan, nature : on sent bien que ces deux mots sont apparentes » (Questions
139). Le paysan chez Ramuz possède une grande capacité d’observation, il est
patient et plein de sagesse « tu as été grand (d’une autre grandeur) et tu l’as
prouvé » (Taille de l’Homme 65). Il professe un grand respect pour la
nature environnante puisqu’il la craint; mais en même temps, il en profite pour
apprendre sur elle, en l’interrogeant constamment. C’était, avant tout, sa
première source d’inspiration, la seule garante véritable de leur pérennité. Il
lui dérobe ainsi ses plus grands secrets, car le paysan d’antan utilisait des
moyens que la propre nature lui donnait et qu’aujourd’hui on qualifierait
d’écologiques : si la terre était trop maigre, il l’enrichissait avec du fumier
(qui est encore une chose naturelle), ayant recours à des outils simples, qui
ne sont « que le prolongement des bras et des jambes » (Questions 150),
comme la fourche ou le râteau, ou recourant à l’animal qui est encore une force
naturelle, quand ses propres forces ne suffisaient pas. Ces hommes-là gardaient
un vrai contact avec les êtres et les choses existant en dehors d’eux-mêmes.
Ramuz parle avec regret du déclin de cette paysannerie :
« Hèlas ! Peut-être bien que le paysan est une espèce d’homme qui est
en train de disparaitre » (Taille de l’Homme, 62). Pour lui, c’est
le commencement qui annonce la fin d’une époque : les rapports que l’homme
avait avec la nature vont désormais être bouleversés à cause du progrès. La
machine à moteur est entrée dans la vie du paysan, supplantant l’outil
« le paysan a été et est encore essentiellement l’homme de l’outil,
l’homme de ses mains, l’homme non spécialisé » (Taille de l’homme,
62). En cédant chaque jour un peu plus à l’industrie et « en
s’industrialisant lui-même » (Questions 109), le paysan perd tout
contact avec une nature dont il « dépendait entièrement » (Taille
de l’Homme, 63). C’est donc ce changement de mode de vie de la paysannerie que
Ramuz met en cause. Ce déclin démarque la culture du vingtième siècle de celle
des dix derniers siècles et la rupture de l’homme avec son environnement.
Chez Ramuz, le regret de voir disparaître une page d’écologie
humaine comportant dix millénaires d’histoire agraire, tous ces vieux savoirs
des travailleurs de la terre, ne relève pas d’une nostalgie du paradis révolu,
comme s’il existait une époque pendant laquelle l’homme et la nature vivaient
en harmonie idyllique. Bien au contraire, sa vision va beaucoup plus loin et
annonce déjà les effets dévastateurs que l’industrie et le progrès vont
provoquer dans la agriculture. Car, d’après lui, « c’est se faire une idée
bien fausse de l’homme que de croire par exemple que tout progrès technique
soit nécessairement pour lui un gain » (Taille de l’Homme, 37). Toute
la nature est donc en danger. Ramuz prévenait déjà contre cette ère industrielle
et mécanicienne. Même à ses débuts, il constatait que cette exploitation
industrielle et mécanique visé la suppression de la nature, en modifiant la
terre, les saisons, les productions agricoles. Il annonçait déjà le début de la
mondialisation avec la répartition des pays en différentes zones de cultures,
tels qu’on les connait aujourd’hui ; la modification chimique de la terre
pour qu’elle produise selon les nécessités ; ou l’altération des
productions agricoles en supprimant les saisons, car si le paysan attendait
l’été pour faire sa récolte, maintenant « c’est l’été lui-même que nous
récoltons toute l’année par nos machines » (Taille de l’Homme 66). Nous
n’allons pas nier que l’agriculture moderne a résolu certainement dans le pays
industrialisés les insuffisances en termes quantitatifs, ce qui a permis entre
autres la sécurité alimentaire, mais à quel prix ? Aujourd’hui, lorsqu’on
fait le bilan, les résultats ne sont pas très rassurants. Toute cette
technologie, tout ce progrès a causé de graves endommagements dans la
planète: destructions des sols, pollutions des eaux et de l’environnement,
démantèlement des écosystèmes naturels, perte de la biodiversité, pour n’en
citer que quelques-uns. Jusqu’où la nature va-t-elle se laisser faire ?
Nous constatons que ce progrès, comme Ramuz l’avait bien prédit, est un
couteau à double tranchant, « que la lame qu’ils ont pour leur part
aiguisées, finalement s’est retourné contre eux » (Taille de l’homme
10), et contre nous tous !
Comment cette idée se traduit-elle dans ses romans? Ramuz présente dans
ses romans une vraie nature toute puissante, violente. Il utilise une approche
éco-centrique car il nous montre une réalité où la frontière entre « le vivant
» et « le non vivant » n’existe pas. Lorsque les hommes ne tiennent pas compte
des limites marquées par la nature, celle-ci est capable de se retourner contre
eux, sous la forme de catastrophe naturelle (inondations, avalanches,
éboulements, etc.).
La nature laisse faire longtemps, sa victoire est modeste, elle ne
la proclame pas, il ne semble même pas qu’elle soit en cause ; on ne voit
pas tout de suite les rapports qu’il y a
entre telles catastrophes et son propre refus. La nature opère dans l’ombre
avec une amère douceur : tout à coup les conséquences de son opposition
éclatent, nées peu à peu et de toute part (Questions 199)
La Grande peur dans la montagne (1926), Derborence (1934) et Si le soleil ne revenait
pas (1937) représentent un bon exemple des rapports entre les hommes et son
environnement naturel. Derrière une histoire apparemment simple et très régionale,
se cache une analyse et une interprétation moderne de la relation que l'homme
établit, avec son passé et avec la nature. Il s'arrête en particulier sur
l'analyse de la division existante entre les habitants locaux : d'une
part, les jeunes audacieux, courageux et intrépides, ignorant les
avertissements des plus anciens et qui veulent défier la puissance de la
nature ; d'autre part, les plus âgés, dont la mémoire est pleine d’accidents
inexpliqués ; ils sont partisans de la tradition et de la modération.
La montagne se présente comme une force qu’on ne doit pas défier. Celui
qui ne se soumet pas aux lois qu’elle impose sera puni avec la mort. L’idée
d’une nature toute puissante est un sujet récurrent dans son œuvre. Contre cette force naturelle,
l'auteur analyse la réponse humaine à travers son caractère irresponsable,
inadmissible, dépourvu de limites. Dans La grande peur dans la montagne,
la pomme de
discorde tourne autour d'un pâturage considéré comme maudit. Les plus jeunes
veulent rentabiliser leurs exploitations et décident de réutiliser le pâturage,
malgré les avertissements des plus anciens du lieu. Ceux-ci racontent que le
pâturage de Sansseneire est abandonné depuis de nombreuses années en raison d’une
ancienne tragédie qui provoqua autrefois la mort des troupeaux et des hommes
qui les gardaient. Pendant
les premières semaines, tout se passe sans aucun problème, jusqu'à ce que la
nature et les montagnes, attaquées par cette nouvelle colonisation répondent de
la même manière que dans le passé. Réincarnées dans un animal qui rôde la nuit, il répand parmi la
communauté du pâturage une maladie qui progressivement infecte tous les
animaux, les forçant à être mis en quarantaine. Les gens du village s’isolent
des bergers. L'épidémie
continue de se propager attaquant les hommes eux-mêmes. Aucune prière, aucune amulette, ne peut contrôler la colère de la
nature : « Moi je suis protégé » dit Barthélemy au président-
« il a été chercher du bout des doigts sous sa chemise un lacet noir de
crasse qui lui pend autour du cou ; il a fait venir à lui une espèce de
petit sac ; il a dit : ‘C’est là-dedans’. C’est un papier » (Grande
peur 207). Quelques lignes plus tard Apolline explique en quoi consiste
cette amulette : « On écrit des choses dessus et puis on va le
tremper à Saint-Maurice-du Lac dans le bénitier. Et puis on le coud dans un
sachet et puis on se pend le sachet autour du cou… » (209). Mais rien ne
l’arrêtera, la montagne sèmera la mort jusqu’au village.
En Derborence, l'étude se concentre sur la période qui a suivi la
catastrophe. Dans cette œuvre, Ramuz renverse complètement la relation que les
hommes entretiennent avec la nature: les paysans sont décrits comme des gens
très humbles qui acceptent inconditionnellement la puissance de la montagne. Telle est leur
soumission qu’ils n'hésitent pas à exclure l'un des leurs, lorsque
Antoine revient deux mois plus tard des entrailles de la montagne, après avoir
été ensevelie par la chute de l’une de ses parois. Ils ne croient pas qu'il ait
pu survivre à sa colère et il est considéré comme une âme en peine, comme un
fantôme, un mort vivant. Ramuz intensifie dans ce récit les pouvoirs des
croyances et des superstitions : les éboulements en montagne sont causés
par le diable lui-même qui habite au-dessus du massif des Diablerets. C’est ainsi
que les personnages justifient l'origine de ce phénomène naturel ; ils
garantissent également la stabilité d’une réalité existante et ils acceptent
leur sort par rapport à leurs préoccupations existentielles sur le
vieillissement, la maladie, la mort ou, comme ici, les catastrophes naturelles.
Le rôle de la superstition dans la vie des paysans sera encore développé
dans son troisième livre, Si le soleil ne revenait pas. Il raconte
l'histoire d'un vieil homme, Anzévui. Les villageois le considèrent un
charlatan, un voyant. Les gens vivent
sous un ciel rempli de brume et des nuages. À cause de sa situation
géographique, caché dans les profondeurs de la vallée, les habitants n'ont pas
vu le soleil depuis des mois. Anzévui prédit alors, avec l'aide de ses savants calculs, la fin du
monde pour le 13 avril, jour où traditionnellement le soleil fait son
apparition au printemps. Tous les villageois sont désorientés par la nouvelle. Certains se
réfugient dans la religion, d'autres vendent tout ce qu'ils possèdent, même
leurs terres, et dépensent leur argent en boisson. Plus la date fatidique
s’approche, plus ils doutent du retour du soleil. On organise même une expédition pour monter au sommet de la
montagne et essayer de disperser les nuages et la couche de brume qui empêche
la filtration des rayons du soleil. Finalement, le matin du 13 avril, les
rayons du soleil traversent les nuages et la fin du monde prédite par Anzévui
se réduit à sa propre mort, survenue à l’aube. Ramuz consacre dans ce roman une
grande partie de son étude sociale à l'influence que certaines croyances
exercent dans le milieu rural. La
puissance psychologique du voyant sur les villageois est si grande qu’il
bouleverse les rapports entre les habitants. Se résignant à la fatalité dictée par une force supérieure, ils se
soumettent à la prédiction: seul les plus courageux essayent de changer leur
destin par une expédition visant la recherche du soleil. Ramuz a divisé à
nouveau la communauté en deux groupes: le soumis et les révolutionnaires, qui
refusent de laisser le destin du monde entre les mains d'un voyant. Bien que
cette fois-ci ce sont les plus téméraires qui ont raison, Ramuz insiste sur le
fait que le soleil est de retour parce que la nature a décidé ainsi et pas à
cause de leur combat.
Dans ces trois romans sur la montagne, Ramuz aborde des questions
importantes qui sous-tendent toute son œuvre: le monde rural et sa relation
avec la nature. Tout au long de son existence, l'homme primitif, incarnée par
le paysan, prend progressivement conscience de leur pouvoir limité face à la
nature. Cet homme, d'abord curieux et désireux d’avancer, de progresser, rejette
les conseils des plus anciens et provoque la nature. Après une série de
transgressions punis violemment, il s'engage irrévocablement et accepte sa
condition. Il se met ainsi du côté des plus sages, et à son tour, il conseille
aux plus jeunes. La vie des paysans ramuziens repose sur cet ordre cyclique, un ordre qui est maintenu de
génération en génération. Le paysan devient ainsi le gardien des normes et des
valeurs éthiques et, d’une certaine façon, l’administrateur de son
environnement naturel.
Conclusion
Comment la figure du paysan peut-elle contribuer aujourd’hui à la
mise en valeur d’une éthique environnementale ? Descendant de paysans du côté
paternel et de vignerons du côté maternel, Ramuz identifie l’esprit paysan qui
continue à vivre en lui car il connait bien le métier d’agriculteur et de
viticulteur : « J’ai moissonné, j’ai fait les foins, j’ai tendus des toiles,
j’ai cloués des caisses ; j’ai fait un peu tous les métiers, j’ai les
gouts de tous les métiers » (Journal 176). Chez tous ceux qui vivent une
pareille expérience, la paysannerie continue à exister. D’autre part, Ramuz
reprend le modèle du paysan pour nous montrer une véritable collectivité
naturelle, parfaitement indépendante des autres groupes d’hommes, mais
dépendante de la nature. Le paysan, avec sa petite structure agricole, vivait
de la terre qu’il cultivait, produisait de denrées de haute qualité nutritive,
selon des principes écologiques, et consommait localement. Il préservait ainsi
les biens communs indispensables à la survie que sont la terre, l’eau, la
biodiversité végétale et animal. Il domestiquait les animaux qui lui étaient
utiles et, soutenu par sa famille « dont le travail venait s’ajouter au
sien » (Questions 151), il n’avait guère à faire qu’à la nature. L’écrivain
vaudois voit dans ses chers paysans qu’il côtoie quotidiennement l’exemple d’une
vie à la mesure de l’homme, d’une vie humaine. L’introduction de la mécanique et
de l’industrie va modifier à l’extrême, non seulement le mode traditionnel de
leur existence, mais aussi les relations établies avec sa famille et son
environnement. La figure du paysan d’autrefois sert à l’auteur de modèle à la
gestion globale du rapport entre la Terre et l’humanité.
Ramuz avait bien compris que la nature était essentielle non
seulement pour la survie de l’homme, mais aussi pour son équilibre : « soit
on est engagé continuellement dans la nature avec une moitié de soi-même, ce
qui suppose un départage, mais un équilibre de l’être ; soit, on est
complétement privé de nature pendant un temps, mais alors il y faut, par
compensation, pendant un autre temps, la nature toute entière ». C’est
ainsi que l’auteur explique l’apparition des tendances comme le camping ou le
nudisme (Questions 178). La nature fait partie de nous-même, et nous faisons
partie de la nature. Selon la théorie de la Biophilie (Edward Wilson), l’être
humain éprouve une attirance pour la nature, un besoin inné d’établir une
relation avec le monde vivant. C’est inscrit dans nos gènes, c’est la mémoire
de ses millions d’années où l’homme n’a fait qu’un avec son environnement
naturel.
L’homme sans doute peut aller longtemps contre la nature, elle a
l’air de se laisser faire, elle se tait, il la croit vaincue, parce qu’elle se
tait, il croit l’avoir pliée à ses idéologies ; mais sous le triomphe
apparent de l’homme, c’est elle qui est en train de triompher déjà, parce que
voilà la famine, voilà les privations de toute sorte, voilà la guerre politique
ou civile, voilà le désordre, voilà de toute part l’impossibilité de
vivre : alors il faut que l’homme ou bien consente à son propre suicide,
ou bien tout à coup tienne compte de certaines nécessités naturelles qu’il
avait commencé par nier (Questions 199).
Nous devons donc nous approcher de la terre, nous devons améliorer
notre relation avec l’environnement et établir les bases d’une éthique de l’environnement.
Voilà donc le principal objectif de l’écocritique.
Communication présentée lors de la Journée d'études sur "L’invention de la nature : À la croisée des savoirs, des disciplines et des imaginaires". Journée d’étude du 25 octobre 2013 – MISHA, Université de Strasbourg. Publiée dans le Bulletin des Amis de Ramuz nº 35, Université François-Rabelais de Tours, pp. 213-225. ISSN 0293-0773. Abril 2015.
Communication présentée lors de la Journée d'études sur "L’invention de la nature : À la croisée des savoirs, des disciplines et des imaginaires". Journée d’étude du 25 octobre 2013 – MISHA, Université de Strasbourg. Publiée dans le Bulletin des Amis de Ramuz nº 35, Université François-Rabelais de Tours, pp. 213-225. ISSN 0293-0773. Abril 2015.
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